Lettres à sa fiancée
127, rue Blomet, 24 septembre 89.
Ma chère amie, ma petite Jeanne bien-aimée,
Que Dieu te bénisse, mon cher amour, pour ta lettre si douce et si bienfaisante. J’en avais besoin, car je souffrais durement dans mon âme et tu m’as un peu consolé.
Tu me sais malheureux, mais tu ne sais pas combien je le suis. Je ne veux et je ne dois rien avoir de caché pour toi, désormais. Hier matin, il m’a fallu courir à Neuilly chez un ami dévoué qui me sert d’intermédiaire pour une pauvre petite combinaison commerciale sur laquelle je vis depuis un mois et qui est, en vérité, la chose la plus douloureuse et la plus lamentable.
Je vous l’expliquerai quand je serai plus fort, c’est à dire, moins accablé par la tristesse. J’étais tout à fait sans argent et il m’en fallait le jour même… Je ne peux jamais envoyer que de très faibles sommes, et, par conséquent c’est toujours à recommencer. Or je suis sans ressources, je ne gagne absolument rien… C’est donc tous les jours, quelque nouvel expédient qu’il s’agit de trouver, dussé-je en mourir. Ce sont des courses désespérées à travers Paris, des démarches infernales, des humiliations, des fatigues et des angoisses de mort que bien peu d’hommes, je vous assure, auraient le courage d’endurer. Ah ! les heureux de ce monde qui sont assurés de leur pain de chaque jour, c’est à dire de toutes les choses nécessaires à la vie du corps et qui ne voulant pas connaître Jésus, n’ont jamais eu, même un seul instant, l’idée de souffrir pour leurs frères, de se sacrifier pour les malheureux : ah ! oui, ceux-là sont en bonne posture, assurément, pour me juger et pour me reprocher de n’avoir pas ce que le monde appelle de la dignité ! Que serait-ce donc s’ils savaient qu’il y a plus de dix ans que cela dure, cette épouvantable existence ? et que ne possédant rien, ne gardant jamais rien pour moi de ce qui m’était envoyé par Dieu, j’ai toujours mis mon âme et mon corps au service des pauvres gens, jusqu’à mendier pour eux, comme je vous le disais avant-hier.
Ah ! la dignité, la DIGNITÉ des âmes médiocres, il y a longtemps que je la connais, cette sinistre dérision de mon Rédempteur crucifié !
Il y aura même un chapitre dans mon livre sur l’argent que j’écrirai quelque jour, intitulé : « Dignité de l’argent. »
On ne peut cependant pas incriminer bien gravement un homme que personne sur terre ne peut accuser d’égoïsme et qu’on a toujours vu souffrir volontairement. Car il m’eût été facile, croyez-le, de ne pas souffrir du tout si j’avais voulu ne penser qu’à moi. Laissons cela.
Songe, ma Jeanne chérie, que depuis un très grand nombre d’années, depuis que je suis né, je n’ai jamais eu que des tourments.
Depuis dix ans surtout, considère que j’ai presque continuellement enduré la faim, le froid, la chaleur, l’immense fatigue, l’immense tristesse et la noire solitude et que je me suis à moi-même infligé ces choses, parce que j’avais pitié des autres, comme j’implore aujourd’hui la pitié pour mon propre compte. Car je n’en peux plus, en vérité, je succombe d’accablement… Je t’ai déjà dit cela, ma bien-aimée et tu dois l’avoir compris.
On m’a beaucoup accusé de paresse. Peut-être est-ce vrai. Pourtant, n’est-il pas étonnant que j’aie pu écrire quelques livres au milieu de tant de tribulations ? Dieu seul est notre vrai juge parce que Lui seul voit tout. Quand je suis au travail chez moi, c’est à dire les quelques et rares fois où ma journée tout entière n’est pas consumée par d’abominables courses, il m’arrive bien souvent, sans que je le veuille, des pensées terribles : — où trouverai-je de l’argent demain ? Comment ferai-je moi-même pour ne pas mourir de faim ce soir ? — Comment apaiserai-je mon propriétaire que je ne paie pas et qui peut, s’il lui plaît, m’écraser d’humiliations ? Alors, vois-tu, l’angoisse de cette obsession devient si forte que la plume me tombe des mains et que je ne suis plus capable d’aucun ordre dans mes pensées.
Je ne cesse de crier vers Dieu pour lui demander ce qu’il me refuse toujours, la paix dont j’ai tant besoin. Il me faudrait un travail fixe qui me procurât la sécurité ou une somme d’argent qui me permît d’écrire tranquille et de faire quelqu’un de ces livres que je suis si visiblement appelé à faire. Je n’obtiens rien et Dieu sait pourtant combien cela presse et combien je suis en danger !
Parmi mes meilleurs amis, il n’y en a que deux qui m’aient un peu compris. C’est celui à qui j’ai dédié le Désespéré et un pauvre homme très naïf et très tendre que tout le monde méprise, à cause de sa grande faiblesse d’esprit. Ces deux êtres exceptionnels ont confiance en moi, une confiance absolue et ils n’ont jamais songé à m’accuser d’orgueil. Certes, il est un peu ridicule de se défendre d’être un orgueilleux, et pourtant je ne crois pas, en conscience, que ce soit là mon grand vice. Mais il y a deux choses dont je suis bien sûr, la première, c’est que j’ai reçu le don de « l’intelligence » des réalités profondes et la deuxième, c’est qu’il me fut imposé, par surcroît, d’être le dépositaire et le confident d’un secret inouï que je ne puis communiquer à personne, — fardeau écrasant, épouvantable, qui m’a souvent jeté par terre ivre de douleur et suant la mort. Jeanne bien-aimée, comment voudrais-tu qu’un homme aussi anormal trouvât sa place parmi les autres hommes et ne leur parût pas un monstre d’orgueil, — quoi qu’il pût faire et quoi qu’il pût dire ? En 1882, après avoir été frappé de ce coup de tonnerre qui fut l’immense malheur de ma vie, me voyant tout à coup plongé dans les ténèbres, après avoir nagé dans la lumière, affolé de désespoir, je devins positivement semblable à un fauve. Mes anciens amis se souviennent de l’horrible désolation que je promenais partout et de l’excessive amertume qui sortait de moi toutes les fois que je ne parlais pas à un pauvre. Et lorsque dans l’espoir de gagner ma vie, j’abordai le journalisme, lorsque je me vis forcé de regarder en face l’abomination de ce monde, après avoir été saturé des splendeurs de Dieu, mes écrits pouvaient-ils être autre chose — ma nature aidant — que ce qu’ils furent en réalité : un vomissement et un anathème ? Aujourd’hui je me suis calmé, mon cœur s’est amolli, attendri, je ne suis plus le même. Cependant il m’est impossible de me repentir de ces violences qui me furent imposées (relis la page 180 du Désespéré).
Ma Jeanne chérie, ma douce fiancée, tu es ma consolation, mon espérance unique après Dieu qui t’a jetée dans mes bras. Voici les paroles véritables sorties du fond du cœur de cet orgueilleux : Je suis un homme très pauvre, très malheureux, très faible, très malade, très abandonné. Je suis le dernier des indigents, un être qu’on foule aux pieds, un mourant de la soif d’amour. Si tu venais à me manquer, tout me manquerait à la fois. J’aime ton âme, ton esprit, ton corps et j’espère que tout cela me sera donné, parce que nous nous marierons, parce que j’ai un besoin infini de toi, parce que tu m’as été offerte et — que je ne t’ai pas cherchée. Ta protection m’est nécessaire et il faut, mon Dieu ! qu’elle ne se fasse pas trop attendre, car il me semble que je suis un agonisant. Je t’ai parlé de moi comme d’un petit enfant. Je ne sais ce qu’il faudrait dire pour exprimer ce que je sens. Ma tendresse pour toi est sans bornes. Je suis ivre, je suis fou d’amour pour toi, mon adorée. Je vais te voir tout à l’heure et l’idée qu’il ne me sera pas possible de te serrer dans mes bras me crève le cœur. Tu me parles d’attendre et je t’ai dit moi-même qu’il nous serait peut-être demandé de souffrir. Cela commence déjà pour moi et je t’avoue que j’en suis pénétré d’effroi, car ma vie a été trop dure et je suis aujourd’hui presque sans force.
Si du moins, il m’arrivait quelque secours qui me permît de rester chez moi et de me réfugier dans le travail et la prière, la patience me serait plus facile. Pourquoi donc, enfin, Dieu ne me traiterait-il pas avec douceur ?
A toi, chérie, mille baisers,
Léon Bloy.