Lettres à sa fiancée
Mercredi matin, 6 novembre 89.
Ma bien-aimée,
Je t’ai écrit hier soir une pauvre lettre que tu as dû recevoir ce matin, au moment même où je recevais la tienne qui m’a donné, comme toujours, beaucoup de joie et un peu de tristesse. Il est fort pénible d’avoir tant à craindre les yeux du monde.
Je voudrais pouvoir t’écrire une longue et intéressante lettre puisque c’est à peu près la seule ressource qui nous reste. Mais l’horrible nécessité me force à sortir. Je continue à souffrir beaucoup, mon ange aimé, et ma principale consolation est de penser que mes souffrances, acceptées pour toi, te seront utiles.
Que Dieu te bénisse entre toutes ses créatures et qu’il ait pitié de nous bientôt…
Les démarches inutiles que tu as faites pour moi, ma très douce Jeanne, me sont une preuve de plus de ce que j’ai toujours observé depuis un grand nombre d’années. Jusqu’à l’heure inconnue de ma délivrance, rien ne doit me réussir, pas même ce qui réussit à tout le monde. Je ne peux pas périr. Je suis toujours soutenu d’une manière admirable, incompréhensible, mais tout juste assez pour que je ne périsse pas et pour que je subsiste dans une espérance invincible en souffrant sans cesse. C’est ce que je t’expliquais hier soir.
Ce qui me fait penser néanmoins que j’arrive à la fin de cette période si longue, si douloureuse et que le moment approche où j’aurai payé tout ce que je dois payer, — c’est que mes forces s’épuisent. Si cette vie durait longtemps encore, je mourrais et cela ne se peut pas, puisque j’ai certainement une œuvre à accomplir.
Je veux espérer, mon unique amour, que ta réputation n’aura pas à souffrir. Cependant, j’ai beaucoup d’ennemis et la malice des hommes est grande. Il est possible que jusqu’au jour tant désiré où je pourrai hautement t’appeler ma femme, il se produise des soupçons et de malveillantes paroles et je ne pourrai pas te défendre, ma pauvre enfant. Mais écoute, il faut bien se persuader que nous sommes comme les premiers chrétiens livrés aux bêtes. Il faut mépriser cela et tout endurer pour l’amour de Dieu. Tu appartiens au Seigneur des cieux et tu es mienne, pour la vie et pour l’éternité. Tu dois être très vaillante, très courageuse, sourde aux paroles injustes et aux paroles injurieuses.
Pour moi, je considère le monde (pour lequel Jésus a dit qu’il ne priait pas) comme tellement vil que les outrages ne peuvent même plus m’offenser. Si je ne me trompe pas, si je suis réellement appelé à faire ce qui me fut dit autrefois, je dois m’attendre à toutes les malédictions, à toutes les calomnies, à des montagnes de boue sur ma tête et cela, je t’assure, ne me trouble pas.
Je suis forcé de m’arrêter ici, ma bien-aimée, pour aller souffrir encore un jour. Dieu me traite avec une grande rigueur, que son saint Nom soit béni !
Toi, mon adorée, quelles que soient les choses qu’on puisse te dire, un jour ou l’autre, ne doute jamais de moi ni de mon amour qui est assez grand pour tout accepter. Je suis fixé à toi d’une manière invincible et si, par un miracle de l’enfer — pardonne-moi cette absurde supposition — tu pouvais déchoir et te perdre toi-même, tu ne me perdrais pas encore. Je serais encore ton époux, ton plus tendre ami et ton compagnon dans la lumière du trône de Dieu où je te ramènerais doucement par la main.
A ce soir, ma bien-aimée, je t’adore.
Léon Bloy.