Lettres à sa fiancée
Samedi matin, 8 février 90.
J’aurais dû t’écrire plus tôt, ma bien-aimée. Je ne l’ai pas fait parce que je craignais de t’affliger inutilement. J’étais trop triste, trop malheureux. Cette semaine a été affreuse.
Souvent je me demande si je n’aurais pas dû te fuir dès le premier jour et si je ne suis pas coupable, criminel même, d’avoir laissé croître de ton côté et du mien ce sentiment, devenu si profond, qui peut nous rendre l’un et l’autre si malheureux.
Mais tu sais comment cela s’est passé. Nous avons été jetés, pour ainsi dire, l’un à l’autre, et j’ai tout de suite espéré que tu allais être mon pardon et ma délivrance. J’ai pensé que Dieu avait enfin pitié de moi et que mes peines étaient sur le point de finir. Voilà mon excuse.
Je te demande pardon, ma pauvre Jeanne, de t’écrire cela, mais, quoique l’espérance ne m’abandonne pas, tu dois bien comprendre que, par instants, quand je souffre trop, quand je n’aperçois aucun signe de miséricorde et que le temps s’écoule sans apporter aucun changement à ma situation désolante, — je sois épouvanté de l’avenir terrible de notre amour si nous ne parvenons pas à nous marier. Ce serait l’enfer, car nous ne pouvons plus vivre l’un sans l’autre.
Je vis comme dans un rêve douloureux. Ma pensée est pleine de toi, cher amour, mon cœur est plein de toi, que je désire plus que tout au monde… Je ne suis pourtant pas un lâche. J’ai prouvé souvent que j’avais du courage et que je savais souffrir. Mais, ma bien-aimée, souffrir toujours, être toujours privé de bonheur, n’est-ce pas la damnation et quel est l’homme qui pourrait accepter un tel destin ?
On frappe à ma porte, c’est ta lettre. Que Dieu te bénisse, ma chère consolatrice. Ce que tu me dis de notre petite maison me fait pleurer d’amour et de désir. Dieu nous refusera-t-il ce paradis ? Mon cher ange bien aimé, je veux espérer avec toi. Je te ferais peur si tu me voyais. J’ai la barbe longue et je suis très sale. J’ai l’air d’un vieux homme indigent et abandonné.
Tu as raison de parler du froid. Il est pour beaucoup dans ma mélancolie. Le froid m’est tout à fait contraire et j’en souffre énormément. Je t’écris avec des doigts tremblants. Cette semaine, plusieurs fois, quand je n’étais pas forcé de sortir, j’ai dû me mettre dans mon lit en plein jour pour ne pas être gelé dans ma chambre. Et je t’assure que cette nécessité me faisait horreur.
En vérité, tu es mon unique joie, ma seule consolation. Cette nuit, je me suis éveillé vers 3 heures. Je n’osais pas me lever à cause du froid. La lune, à son plein, éclairait ma chambre. Je me suis senti si seul, si pauvre, si dénué de secours qu’une tristesse immense m’est venue. Alors, comme si tu avais pu m’entendre, je me suis mis à te parler comme on parle à Dieu, je t’appelais à mon aide, je te suppliais de venir dans mes bras, je te donnais les noms les plus doux, les plus tendres, les plus amoureux. Je t’aime tant, mon adorée, je ne vis que par toi et je ne puis m’empêcher de te le redire sans cesse. Ma douce Jeanne, tu es parfaitement chérie, absolument et uniquement aimée. Si mes souffrances pouvaient te servir, je les accepterais de bon cœur.
Je viens de recevoir, en même temps que ta chère lettre, une lettre de ce jeune Hollandais Henry Carton de Wiart qui est presque une lettre d’amour. L’enthousiasme, la ferveur de ce garçon pour moi est admirable et surprenante. Il affirme, lui aussi, que mes peines vont finir. Je pense quelquefois — est-ce une pensée d’orgueil ? — que Dieu me doit un peu de bonheur, car j’ai fait beaucoup pour lui, beaucoup, en vérité.
Puisque j’ai de tels amis, je dois et je veux espérer.
Mille et mille baisers.
Ton Léon.
Je meurs de froid.