Lettres à sa fiancée
2 décembre 89.
Ma très chère et très douce Jeanne,
Tu dois venir ce soir, Dieu soit béni, car je souffrais beaucoup de ne pas te voir. La journée d’hier avait été bien triste et bien dure. Cependant je veux t’écrire ce matin pour mettre mes pensées en ordre avant ton arrivée. Il ne doit y avoir entre nous aucun point obscur, aucune difficulté qui nous sépare et j’espère me faire mieux comprendre en écrivant qu’en parlant.
Je ne me rappelle pas très bien ma lettre, dont certains passages ont pu être écrits trop rapidement ou trop sommairement. Il m’arrive quelquefois, quand je suis rempli d’une idée, de la projeter hors de moi et de la dérouler avec plus de véhémence que de didactique, en d’autres termes, d’écrire pour moi-même encore plus que pour les autres, sans m’apercevoir que certains points qui me sont très clairs auraient besoin d’être élucidés.
Il faut nécessairement que j’aie eu ce genre de distraction en t’écrivant puisque tu as cru comprendre une chose qui est infiniment éloignée de mon esprit. Rassure-toi, ma bien-aimée, je vais tâcher de m’expliquer et de te faire voir que mon idéal est le tien absolument.
J’ai dit, en effet, que du côté de l’homme, c’était très différent, je m’en souviens. Je l’ai dit et je le répète sans crainte. Mais, ma chérie, il y a une confusion qui tient sans doute à la trop grande hâte de ma pensée. Je n’ai pas voulu dire qu’un homme ne commet pas un acte hideux et monstrueux en se mariant sans amour. Je pense, au contraire, qu’il est difficile d’imaginer une chose plus déshonorante et plus vile.
Je n’avais pas précisément en vue le mariage qui est un sacrement sublime dont la signification profonde est un des mystères de la Sainte Trinité et dont on ne peut se jouer sans un sacrilège épouvantable. La confusion fâcheuse qui t’a fait croire de ma part à une autre théorie, vient assurément de ce que je n’osais pas, avec une fille aussi pure que toi, aller jusqu’au bout de ma pensée…
Le sentiment tout féminin qu’on appelle la pudeur a été donné à la femme spécialement, de même que la liberté a été donnée à l’homme spécialement. La pudeur est, dans la femme, comme le retentissement de la liberté de l’homme, le retentissement à travers son sexe — non seulement pour qu’elle puisse se défendre contre les entreprises de cette liberté et garder ainsi son choix, mais encore et surtout pour que l’homme, instinctivement, soit forcé de respecter en elle l’Esprit Saint dont elle est la parfaite image. Je voudrais être clair et cela est fort difficile.
Voici, par exemple, de quelle manière je conçois en cet instant le grand drame de la chute. Le serpent, figure sombre de l’Esprit Saint, trompe la femme qui en est la figure radieuse. La femme accepte et mange la mort. Jusque-là, le genre humain n’est pas tombé, puisque si la femme a changé sa merveilleuse innocence contre la pudeur qui n’en est que le reflet lamentable, l’homme, figure éclatante de la seconde Personne divine, n’a pas encore altéré cette même innocence en faisant usage de sa liberté. Telle est la situation inouïe, presque inconcevable. Je demande toute ton attention. L’homme et la femme sont en présence, en conflit, et seuls, car le serpent est passé dans la femme, s’est amalgamé en elle, l’ombre et la lumière se sont fondues l’une dans l’autre pour toute la durée des siècles. L’homme et la femme, c’est à dire Jésus et l’Esprit Saint sont l’un devant l’autre, sous la main terrible et adorable du Père.
La femme, figure de l’Esprit Saint, représente tout ce qui est tombé, tout ce qui tombera. L’homme, figure de Jésus, représente le salut universel par l’acceptation, l’assomption libre de toutes les chutes, de tout le mal possible et, par le miracle d’une tendresse infinie, il consent à perdre la lumière de son innocence pour partager le fruit de la mort en vue de triompher un jour de la mort elle-même, quand la douleur aura prodigieusement agrandi sa liberté. Alors, tous deux s’aperçoivent qu’ils sont nus, parce que la Rédemption — déjà commencée — devant un jour s’accomplir sur un arbre dont celui de l’Éden n’était que la préfiguration, il faudrait, ce jour-là, que la victime, que l’holocauste universel de la Liberté et de la Pudeur fût contemplé tout nu sur la Croix adorable de l’universelle expiation. Il y aurait cinquante autres choses à dire, si je ne mourais pas de froid.
N’importe ! L’Amour, dans un mouvement ineffable et incompréhensible, tombe sur la terre, le Verbe, dont il est inséparable, tombe après lui et le Père les relève l’un par l’autre, successivement, l’homme devant d’abord donner sa liberté d’une façon terrible pour sauver la femme et la femme devant ensuite livrer sa pudeur d’une façon plus terrible encore pour délivrer son époux. Quand tu m’écris que peut-être la femme est la seule riche, et l’homme le seul pauvre, tu exprimes — est-ce à ton insu ? — une des plus admirables formules de l’exégèse la plus transcendante.
Mais cette formule n’est parfaitement vraie que dans le sens de l’exégèse, et cela me ramène à l’objet de ma lettre.
Quand j’ai écrit que du côté de l’homme cela n’avait pas la même importance, je n’ai pu, suivant la logique de ma pensée, avoir en vue que l’acte physiologique impliqué par le don de soi, en dehors de l’idée de mariage et ce qui aurait dû t’avertir, c’est l’emploi continuel dans ma lettre du mot de prostitution. S’il arrive, du côté de la femme, que le don de soi sans amour s’accomplisse dans le mariage, c’est une abomination et une dégoûtation sacrilèges auprès de quoi l’état des prostituées par désespoir ressemble à la sainteté des Dominations et des Séraphins, et voilà tout ce qu’on en peut dire. Du côté de l’homme, c’est encore une horreur et un sacrilège à faire beugler les étoiles. Seulement ce n’est pas le même genre d’attentat, l’un et l’autre n’ayant pas la même chose à donner ni à perdre.
Mais, encore une fois, je n’avais pas en vue l’institution divine du mariage. Je considérais simplement d’une manière abstraite, indépendamment de toute idée du sacrement, je considérais en soi un acte qui tient une place énorme dans l’humanité et je disais ou je voulais dire qu’à ce point de vue la différence est énorme. Si j’ai fait intervenir l’idée de mariage, c’est par inattention ou plutôt parce que je ne savais comment m’exprimer pour être intelligible et convenable en t’écrivant. Si tu veux bien comprendre, te pénétrer de cette idée que la différence est infinie, pense à nous deux. Songe au désordre de ma triste vie et à la pureté de la tienne. J’en appelle à ton bon sens, à ta droiture d’esprit. Du jour où je t’ai donné mon cœur pour ne jamais le reprendre, je suis ton égal et mon passé ne peut pas te faire souffrir d’une façon sérieuse, d’une façon intime. Crois-tu qu’il pourrait en être ainsi de mon côté, si ton passé n’était pas pur ? Il n’y a que les sottes qui puissent être révoltées de cette loi qui fait aux femmes le plus grand honneur, car elle prouve que si les hommes peuvent se dissiper çà et là sans inconvénient absolu, les femmes ont un trésor si précieux qu’on ne peut l’acheter qu’au prix du Sang de Jésus-Christ, c’est à dire par le septième sacrement de la Sainte Église. — Sois tranquille, ma bien-aimée, si tu donnes, j’ai de quoi te rendre.
Là dessus, je te quitte pour allumer mon feu, car je suis glacé et je sens que le froid m’a empêché de t’écrire aussi bien que j’aurais voulu, quoique cette lettre m’ait coûté plusieurs heures.
A ce soir, à tout à l’heure.
Ton Léon.