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Lettres à sa fiancée

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Jeudi soir, 7 novembre 89.

Ma Jeanne bien-aimée, ma plus chère amie,

Je souffrais, hier soir, de ne pouvoir te parler et d’être forcé de me séparer de toi. Mais il le fallait. Mes amis L… sont très sûrs, très dévoués, très fidèles. Le mari est un compagnon de ma jeunesse longtemps éprouvé. Il est de ceux dont je t’ai parlé qui souffrent, en vérité, de me savoir malheureux et je ne pourrais pas l’aimer plus s’il était mon frère. Mais je crains que sa femme ne te plaise pas. C’est une créature très bonne et très simple, j’en ai la preuve. Seulement, c’est un esprit étroit, incapable, ma chérie, de nous comprendre. Avant ton arrivée, elle m’avait déjà fait souffrir et je commençais à regretter de t’avoir fait venir dans cette maison. Elle ne s’en doutait pas le moins du monde, je me hâte de le dire. C’est une âme fermée au surnaturel, à la grandeur, c’est à dire à tout ce qui fait ma pensée et ma vie. Tu me diras ton impression, puisque tu es restée, sans moi, auprès d’elle. Je crains que ses réflexions ne t’aient dégoûtée.

Il faut bien comprendre ce que je t’écris, mon adorée. Cette femme est une bonne créature, une des meilleures que j’ai connues, mais dans l’ordre inférieur. Elle prétend avoir des idées exactes sur moi et me connaître parfaitement et l’homme réel que je suis, elle est infiniment éloignée d’en avoir conscience. Au fond à ses yeux, je suis malheureux par ma faute. Elle ne sort pas de là et me condamne, elle qui me doit peut-être son bonheur, si la vérité était connue, car son mari est un de ceux pour qui j’ai le plus ardemment désiré de payer… Laissons cela, ma bien-aimée. Je t’écris difficilement, à force de volonté, étant fort accablé et triste à mourir. La journée a été affreuse. Il est vrai qu’aujourd’hui, je n’avais pas à courir. Demain, seulement, je recommencerai. Mais chez moi, une tristesse horrible m’a saisi, une angoisse de l’enfer. J’ai cru voir un avenir si sombre, un tel refus de la miséricorde sur moi qu’il m’a semblé que j’étais un agonisant. J’ai mangé un morceau de pain qui me restait, puis à force de lutter contre mes pensées, j’ai senti s’en aller mes forces et je me suis traîné jusqu’à mon lit où un mauvais sommeil de 3 ou 4 heures est venu me faire oublier ma souffrance.

Je t’écris cela, ma pauvre Jeanne, quoique je sache très bien que tu en auras beaucoup de peine. Mais j’ai une idée fixe depuis longtemps. C’est que je serai secouru, délivré, quand tu appartiendras véritablement à Dieu dans son Église. Et cela presse d’une manière terrible, car mes forces je le sens, disparaissent. Aucun homme ne pourrait résister à ce que j’endure et j’ai le cœur si malade, en ce moment, si gonflé de chagrin que les larmes m’empêchent presque d’écrire.

Accomplis donc ton sacrifice sans tarder, mon ange libérateur, ce sacrifice qui doit te remplir de joie et de lumière, Il me semble que Dieu qui exige tant d’une pauvre créature telle que moi aurait pitié de nous deux, si nous pouvions, un jour, recevoir son corps sacré au même autel.

Je t’embrasse dans la douleur et dans l’espérance quand même.

Ton Léon Bloy

P. S. — Je suis un peu inquiet au sujet de cette enluminure que j’ai envoyée en Angleterre. C’est la propriété d’un homme qui fut mon grand ami et qui, je crois, ne veut plus l’être — je ne sais pourquoi. La perte de cet objet me serait très cruellement reprochée.

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