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Lettres à sa fiancée

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Dimanche 3 novembre 89.

Que ta lettre est belle, ma Jeanne bien-aimée, qu’elle est touchante et que les opérations de Dieu sont admirables dans ta chère âme. Ah ! tu m’as rendu heureux aujourd’hui, je t’assure, bien heureux et bien fier de toi, ma généreuse, ma parfaite amie. Il est enivrant pour moi d’avoir été l’occasion de la lumière qui t’arrive et d’avoir obtenu si tôt ce que j’osais à peine espérer. Bénis soient les Saints, bénis soient les Morts, bénie soit la Très pure Vierge Marie dont je porte le nom et dont l’intercession toute-puissante a opéré ce prodige.

Je le désirais tant, mon amour, et j’osais si peu t’en parler, par respect pour la liberté de ton âme et par crainte de t’épouvanter ! Tu verras, mon doux ange de miséricorde et de lumière, comme nous allons être encore mieux unis maintenant qu’il ne pourra plus exister entre nous de capitale objection, comme nos entretiens déjà si doux, vont devenir suaves et ravissants ! Et quand notre Père Jésus, plein de tendresse et de pardon, voudra nous donner enfin l’un à l’autre par le sacrement du mariage qu’il a institué, notre bonheur sera si grand et si pur qu’il semble que les habitants du paradis pourront l’envier. C’est toi-même, ma chère épouse bien-aimée, qui seras alors, qui es déjà mon paradis de délices et remarque bien, mon amour, que ce mot n’est pas une simple caresse de langage, une de ces tendres exagérations par lesquelles les cœurs épris essayent de mettre un peu d’infini dans leurs sentiments. Il est rare, tu le verras, que je parle, sans savoir profondément ce que je dis. Le deuxième chapitre de la Genèse où se trouve décrit le paradis terrestre est, à mes yeux, une figure symbolique de la Femme. C’est une des découvertes dont je suis le plus fier, car je t’assure que cette exégèse est d’une beauté incomparable. Ah ! Seigneur Jésus ! que nous serions heureux dans la solitude, occupés uniquement de nous aimer en Dieu et de travailler pour nos frères en étudiant sa sainte Parole ! Quelquefois, quand je pense à cela, mon cœur oppressé de désir est agité de palpitations presque douloureuses et il me semble que je vais tomber en défaillance.

Dieu t’aime beaucoup, mon élue, ma belle conquête, ma ravissante et ma délicieuse terre promise. Dieu te prouve sa tendresse d’une manière exceptionnelle. Quoique les conversions ne soient pas des événements très rares, la tienne, est, à coup sûr, d’une espèce extraordinaire. Vois combien les mouvements de la grâce ont été rapides en toi. Tu ne peux pas en juger aujourd’hui, mais plus tard tu verras clairement ce spectacle magnifique, tu connaîtras vraiment le don de Dieu et ta reconnaissance pour lui sera sans bornes. Quel bel avenir que le nôtre, ma chérie ! Car je veux accepter et croire pleinement ce que tu me dis. Je veux être persuadé que tu as raison de m’annoncer la fin prochaine de mes souffrances et que Jésus en t’appelant à son service t’en a donné l’assurance. Évidemment il doit en être ainsi. Tout ce qui nous arrive est trop étonnant, trop surnaturel, trop marqué de la Main divine, pour qu’il nous soit possible de supposer que cette Main va nous abandonner à moitié chemin, c’est à dire, avant de nous avoir portés l’un et l’autre dans quelque séjour de lumière.

Tu n’ignores pas, ma chère prédestinée, que tu es traitée avec une grande douceur, mais si tu savais les joies qui t’attendent ! Si tu savais les délices du Saint Esprit qui vont descendre en toi aussitôt que tu auras connu les sacrements de la sainte Église infaillible ! Ces joies sont telles, vois-tu, que le monde entier paraît un amas de boue, qu’on livrerait avec transport ses membres aux plus effroyables bourreaux. Je te le dis par expérience, il est impossible de comprendre ces choses ou de les imaginer, quand on ne les a pas éprouvées. Tu seras ivre de bonheur et pourtant très lucide, saturée de lumière. Ton cœur plein de Jésus, tu le trouveras pesant comme un monde et cependant, si doux, si délicieusement doux à porter que tu demanderas avidement d’autres fardeaux pour éprouver ta force. O ma belle, ma tendre amie, ma Jeanne adorée, que tu es digne d’envie et que je suis heureux d’avoir été choisi pour devenir le compagnon de ton pèlerinage merveilleux, ma petite femme de bonne volonté dont l’Amour de Dieu veut faire une de ses saintes.

Les hommes qui ont prétendu être plus sages que leur Mère, il y a 300 ans et qui, en réalité, ont privé tant de peuples et tant de générations de ces pures délices, inconnues de l’orgueil protestant, ces prétendus réformateurs furent vraiment de bien cruels homicides et qui pourrait mesurer leur effrayante responsabilité ?

L’Angleterre, tu le sais, s’appelait autrefois, la joyeuse Angleterre et depuis qu’elle a cessé d’obéir au prince des Apôtres pour s’aplatir devant l’infâme Tudor qui fut un monstre de luxure et de cruauté, — elle est devenue, la pauvre nation, semblable à un enfer de mélancolie. Il en est ainsi, plus ou moins, je le suppose, des autres nations détachées de la véritable Église. Il est possible que l’orgueil de la spéculation intellectuelle y ait gagné quelque chose, mais à quel prix, grand Dieu ? Pour qui connaît l’Écriture et la Tradition et l’histoire humaine tout entière, la Joie est le signe le plus infaillible de la présence de Dieu et c’est pour cela que les gens du Nord quand ils sont rongés de tristesse, viennent visiter les pays latins qui, seuls, ont conservé quelque chose de l’admirable joie des premiers chrétiens qui mouraient d’amour encore plus que de la dent des lions ou de la griffe des persécuteurs.

J’y pense, ma chérie. Apprendras-tu tout de suite à ta mère ce changement ? Peut-être ai-je tort, mais je crois que ce ne serait pas un acte prudent. Fais-y bien attention. Tu n’as pas le devoir de l’avertir à l’avance et cette démarche aurait pour effet probable des objections ou des reproches, enfin, toute une correspondance pénible dont ton âme aurait à souffrir et il est nécessaire que tu aies une grande sérénité. Je compte beaucoup sur ta sagesse, ma chère mignonne, et je compte encore plus sur Dieu qui t’inspirera.

Voici deux ou trois heures que je t’écris, mon bon ange, car je suis très lent. Je vais donc m’arrêter. J’aurais voulu t’écrire une lettre sublime qui fût pour toi comme du feu et de la lumière, mais je me sens très bête aujourd’hui et je n’ai rien pu trouver, sinon que je t’aime de plus en plus et que je mourrai de chagrin si nous ne devons pas nous marier bientôt.

Au revoir donc et à mercredi soir…

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J’aurai vu le père Sylvestre[1] mercredi.

[1] Le même Père franciscain qui administrait Barbey d’Aurevilly environ six mois auparavant, fut choisi par Léon Bloy pour donner à sa fiancée le premier enseignement de la religion catholique.

Je suis heureux aujourd’hui et plein d’espoir.

Ton Marie-Léon Bloy.

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