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Lettres à sa fiancée

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5 octobre 89.

Ma Jeanne bien aimée, mon très cher amour,

Voilà deux lettres de toi qui sont venues, cette semaine, me consoler dans mon désert et je suis honteux d’y répondre seulement aujourd’hui. Se pourrait-il que ton amour fût plus grand que le mien ? Je ne sais pas, mais il est certain que je suis parfaitement aimé et cette pensée me remplit d’une parfaite et merveilleuse douceur.

Mon Dieu ! combien cette chose qui nous arrive est admirable ! Tu m’as écrit, mon adorée, qu’il se passe en toi des miracles. Je le savais et je le voyais, car j’ai l’habitude ancienne de ces choses. J’ai déjà vu de si admirables effets de la grâce ! Tu souffrais, pauvre chère âme, de n’avoir pas Dieu et tu le cherchais de toutes tes forces. C’est pourquoi Il t’a donné un « cœur nouveau », ce sublime Seigneur qui ne résiste pas à l’amour. C’est que tu ne pouvais pas aller à lui sans passer auparavant par un grand sentiment humain qui te transformât tout entière, en te faisant humble et candide comme doivent être les petits enfants, capables enfin de comprendre et de désirer le sacrifice. Cela, vois-tu, ma bien-aimée, c’est la seule chose divine en ce monde. Le reste n’est qu’ordure ou poussière et les êtres humains ne valent qu’en raison de leur capacité de souffrir volontairement.

Ta dernière lettre me montre que tu es déjà arrivée à ce point et j’en ai été touché jusqu’aux larmes à cause de la magnificence visible des opérations de Dieu dans ton âme. Plus tard tu comprendras mieux ce qui se passe et tu seras ravie jusqu’à l’extase de la foudroyante rapidité d’élue et de prédestinée avec laquelle l’Esprit Saint te pousse dans ses voies surnaturelles.

Désormais, ne t’étonne plus de rien. Je t’affirme que tu dois t’attendre à tout. Tu ne sais pas qui tu es, tu ne sais pas qui tu aimes et surtout tu ne sais pas ce que le Seigneur va te demander. Tu ne sais pas « le don de Dieu ». Il faut, ma douce amoureuse, que tu te prépares d’un cœur très simple à recevoir la lumière qui ne te sera pas mesurée parce que Celui qui la donne est exempt de parcimonie. Tu vas entrer dans un monde nouveau pour toi. Ne t’étonne de rien et ne tremble pas, mon amour ; d’ailleurs pourquoi craindrais-tu ? Si tu es docile à la grâce, je t’annonce avec certitude, des joies si profondes, si parfaites, si pures, si lumineuses que tu croiras en mourir. Et cela viendra tout de suite, je le sais par expérience, aussitôt que tu auras renoncé à toi-même pour adhérer uniquement à la volonté de Dieu. Que ce Dieu est admirable et qu’il est bon de m’avoir choisi pour être l’instrument de son œuvre en toi.

Je t’ai déjà dit, ma Jeanne chérie, que ta rencontre avait été bienfaisante pour moi. Comment pourrais-je m’exprimer pour te faire voir clairement à quel point je suis consolé et réconforté par toi ? Lorsque nous nous sommes connus, mon ange de paix, j’étais au bord des abîmes. Accablé de chagrin et de désespoir, je me sentais mourir et j’acceptais lâchement qu’il en fût ainsi.

Je savais pourtant qu’il n’était pas dans ma destinée de périr de cette façon, que j’avais à remplir une mission certaine ; je ne pouvais oublier les signes divins par lesquels autrefois, je fus averti des intentions inouïes de la Providence. N’importe, j’étais si las, si mortellement découragé d’avoir tant souffert, tant prié, tant pleuré, tant donné ma vie pour mes frères, sans jamais voir l’aurore de ma délivrance ! Et des ténèbres terribles s’amoncelaient sur moi. Et c’étaient des tentations infernales impossibles à raconter, comme si j’avais été sur le point de devenir un démon. Presque aussitôt, je fus apaisé, fortifié, quand tu devins ma très douce amie. Sans doute les ténèbres n’ont pas encore été dissipées et il s’en faut que j’aie cessé de souffrir. Mais je sens très bien que je vais au devant de la lumière, et c’est à cause de toi, par toi seule, mon cher cœur, que Dieu a voulu que ce grand miracle de résurrection s’opérât. Et maintenant est-il possible de croire que ce prodige d’amour puisse demeurer inachevé ? Je suis revenu à l’espérance, à la grande espérance d’autrefois, j’ai retrouvé l’esprit de prière et je vais reprendre les saintes pratiques depuis longtemps abandonnées. Je crois entrevoir déjà certaines clartés que je croyais à jamais perdues. Mais, en même temps, il est bien sûr que je ne saurais me passer de toi, et que je ne puis rien sans toi. Il me faut absolument une compagne de tous les jours et de toutes les heures, et tu es la seule entre toutes les créatures qui puisse être cette compagne. Les difficultés paraissent infinies, qu’importe, si, comme je le crois, c’est la volonté de Dieu que notre mariage s’accomplisse ?

Ah ! que je suis impatient de cet heureux jour ! et combien je souffre de ne pouvoir en aucune façon, le calculer !

J’ai une joie extrême à te voir le dimanche, parce que ce jour-là tu es vraiment bien à moi, ma chérie. Mais que la semaine est longue et triste ! Tu m’es si nécessaire et ma tendresse pour toi est si profonde !

Tu m’écris que tu pries Notre Seigneur qu’il t’envoie des souffrances pour que je sois heureux. Mais, ma bien-aimée, ma consolatrice bénie, comment cela se pourrait-il ?

Quel bonheur pourrais-je avoir si je te voyais souffrir ? Assurément, Celui qui nous a créés si manifestement l’un pour l’autre saura très bien nous unir le plus simplement du monde et par des moyens admirables que nous ne pouvons même pas concevoir. Les souffrances viendront plus tard, c’est bien possible, et je ne serais même pas très étonné que ma vie dût s’achever dans d’effroyables tourments, mais il est nécessaire qu’auparavant la paix me soit accordée pour que je puisse me préparer à ce que je crois être certain d’accomplir un jour.

— Mon adorable Sauveur Jésus, qui êtes crucifié par moi, pour moi, en moi, depuis deux mille ans et qui attendez vous-même votre délivrance, en saignant sur nous, du haut de cette Croix terrible qui est l’image et la ressemblance infiniment mystérieuse de votre Esprit dévorant, — je vous supplie de regarder mon effroyable misère et d’avoir tout à fait pitié de moi. Considérez, mon doux Rédempteur, que j’ai eu pitié de vous, moi aussi, que vos souffrances m’ont bien souvent déchiré le cœur et que j’ai pleuré nuit et jour des larmes sans nombre en me souvenant de votre agonie. Ne m’avez-vous pas vu des années entières à vos pieds sacrés, pénétré d’amour et de compassion et me détournant avec horreur des joies de la vie pour sangloter avec votre Mère et la foule de vos chers martyrs qui ne rougissaient pas de m’accepter pour leur compagnon ? Vous ne pouvez avoir oublié, non plus, que par respect pour vos adorables plaies, j’ai rarement négligé de souffrir pour les malheureux et que j’en ai tiré quelques-uns du fond des gouffres pour les amener fraternellement en votre présence.

Néanmoins, vous avez beaucoup exigé de moi, vous m’avez accablé d’un très lourd fardeau et vous avez voulu que j’endurasse des peines si grandes que vous seul, mon Dieu, pouvez les connaître. Lorsque j’ai voulu, dans ces derniers temps, ne plus espérer en vous, m’éloigner de vous à jamais, vous m’avez envoyé, dans votre miséricorde, cette douce créature qui vous aime, qui vous cherche depuis tant de jours et que vous avez enfin poussée dans mes bras. Mon divin Maître supplicié, vous ne pouvez être le bourreau des pauvres âmes pour qui vous agonisez. Je vous en supplie, par le nom sacré de Joseph, par le cœur percé de votre Mère, et par les ossements glorifiés de tous vos saints, ayez pitié de ma bien-aimée Jeanne et de moi. Comblez-nous de votre grâce et unissez-nous pour vous servir à jamais.

Viens, ma chérie, ma fiancée, ma Jeanne infiniment aimée, viens demain dimanche et s’il se peut, fais-moi l’aumône de ta journée tout entière.

Je te serre dans mes bras.

Léon Bloy.

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