Lettres à sa fiancée
Paris, 21 novembre 89.
Ma Jeanne bien-aimée,
Chère âme bénie, amie de mon âme, je t’aime chaque jour de plus en plus et je ne sais comment exprimer ma tendresse. Tu es réellement devenue tout pour moi, tu es le but de ma vie, l’objet de toutes mes pensées.
Ne sois pas inquiète, mon doux ange, ton ami ne souffre pas trop aujourd’hui. Par la charité des bons Chartreux, Dieu m’accorde quelques jours de grâce et j’en profite pour donner un peu de repos à mon cœur blessé, pour travailler, pour penser. Malheureuse fille, tu épouseras un homme bien triste. Pense à toutes les peines de ma vie, à tous les souvenirs affreux que tu seras forcée d’adoucir par ton amour. As-tu bien songé à la tâche difficile que tu as acceptée ? Quelquefois, je me reproche de n’avoir pas pris la fuite dès le premier jour, d’avoir laissé croître un sentiment qui te rendra peut-être malheureuse. Tu es tellement innocente, tellement candide, mon enfant adorée, que tu n’as pas même le moindre soupçon des réalités redoutables qui peuvent être la suite de cet amour extraordinaire. Et comment pourrais-je t’en instruire à l’avance. J’ai dit parfois des choses que je me reprochais aussitôt comme des profanations, parce qu’il y a tout un monde inconnu que tu ne peux deviner ni comprendre.
Tu es une fille du Nord, pure comme la neige des monts, élevée dans les principes les plus rigides. Et moi, je suis un fils du brûlant Midi, saturé de vie sensuelle, avide de joies extérieures, plein de rêves d’or, à moitié fou, dit-on — et par surcroît gâté, piétiné, ravagé par une vie effroyable à laquelle se sont mêlées des passions d’enfer.
Je t’ai dit l’autre jour un de mes secrets les plus douloureux. Tu l’as accepté généreusement. Mais j’ai peur que cette générosité ne soit l’effet d’une excessive innocence.
Je suis triste naturellement, comme on est petit ou comme on est blond. Je suis né triste, profondément, horriblement triste et si je suis possédé du désir le plus violent de la joie, c’est en vertu de la loi mystérieuse qui attire les contraires. Si tu deviens ma femme, c’est un malade qu’il te faudra soigner. Tu me verras, quelquefois, passer soudainement sans cause connue ni transition appréciable, de l’allégresse la plus vive à la mélancolie la plus sombre. Mais voici une chose bien étrange et que je ne prétends pas expliquer. Malgré l’attraction puissante exercée sur moi par l’idée vague du bonheur, ma nature plus puissante encore m’incline vers la douleur, vers la tristesse, peut-être vers le désespoir.
Je me rappelle qu’étant un enfant, un tout petit garçon, j’ai souvent refusé avec indignation, avec révolte, de prendre part à des jeux, à des plaisirs dont l’idée seule m’enivrait de joie, parce que je trouvais plus noble de souffrir, et de me faire souffrir moi-même en y renonçant.
Remarque bien, mon amie, que cela se passait en dehors de tout calcul, de tout concept religieux. Ma nature seule agissait obscurément. J’aimais instinctivement le malheur, je voulais être malheureux. Ce seul mot de malheur me transportait d’enthousiasme. Je pense que je tenais cela de ma mère dont l’âme espagnole était à la fois si ardente et si sombre, et le principal attrait du christianisme a été pour moi l’immensité des douleurs du Christ, la grandiose, la transcendante horreur de sa Passion. Le rêve inouï de cette amoureuse de Dieu qui demandait un paradis de tortures, qui voulait souffrir éternellement pour Jésus-Christ et qui concevait ainsi la béatitude me paraissait alors et me paraît encore aujourd’hui la plus sublime de toutes les idées humaines. J’ai écrit tout cela dans le Désespéré, aux chapitres X, XII et XIII. Il est évident qu’un pauvre être humain fabriqué de cette manière devait être à lui-même son plus grand ennemi, son propre bourreau.
Quand je fus un homme, je tins cruellement les promesses de ma lamentable enfance et la plupart des douleurs vraiment horribles que j’ai endurées ont été certainement mon œuvre, ont été décrétées par moi-même contre moi-même avec une férocité sauvage.
Ce que je vais ajouter est presque incompréhensible, mais ma conscience me pousse à te le déclarer, parce que ton innocence me gêne, me trouble et qu’il est nécessaire que tu connaisses très bien l’homme que tu as le malheur d’aimer. Il m’est arrivé alors que je me sentais rempli de d’amour de Dieu, que « mon cœur brûlait dans ma poitrine », comme saint Luc le raconte des disciples d’Emmaüs, il m’est arrivé de m’indigner de cette joie, de lui déclarer la guerre, ainsi qu’un démon, et d’offenser Dieu, à l’instant même, de quelque manière atroce, parce que je savais qu’aussitôt après, je souffrirais inexprimablement et que j’avais soif de souffrir, à quelque prix que ce fût.
Tu vois, ma pauvre Jeanne, que je suis un étrange malade. Je suis sûr de t’aimer beaucoup, mais je ne suis pas sûr de ne pas te désoler, de ne pas te crever le cœur un jour, et cette crainte me remplit d’angoisse.
J’avais commencé cette lettre hier, puis je l’ai abandonnée à l’endroit où l’écriture change de couleur. J’avais peur de mes pensées. Ce matin, j’ai compris qu’il fallait l’achever. Pardonne-moi si je te fais de la peine. Mais il me semble que cela était nécessaire.
Je viens de recevoir tes quatre pages saturées d’amour et de confiance en Dieu et en moi. Pauvre ange bien-aimé, pardonne-moi, pardonne-moi toujours et demain matin, demande à Notre Sauveur qu’il ait pitié de moi, et qu’il triomphe de mon grand ennemi qui n’est rien moins que ton douloureux
Léon Bloy.