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Lettres à sa fiancée

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1er février 90.

Ma Jeanne adorée,

Tes lettres sont si touchantes et si belles que je me sens inférieur et honteux quand je les lis et que je compare mon âme à la tienne. Je vois distinctement alors la pauvreté de mon cœur et l’étonnante misère morale de ma vie. Je suis lâche devant la souffrance, je me plains sans cesse, je suis paresseux, avide de joies inférieures et mon existence actuelle est profondément inutile. Il est vrai que j’ai toujours été traité d’une façon très dure, mais j’oublie trop facilement qu’autrefois j’ai voulu qu’il en fût ainsi, j’oublie que je l’ai demandé avec une ardeur infinie et quand je me révolte je perds le mérite de mon sacrifice. Peut-être cela encore est-il nécessaire, peut-être fallait-il qu’en surcroît de mes tourments j’endurasse le mépris de moi-même pour que mes souffrances fussent au grand complet. Tant mieux s’il en est ainsi, car cela prouverait, je pense, que l’épreuve est près de finir. Il est certain que je me méprise beaucoup, beaucoup plus que tu ne peux le savoir ou le comprendre. Je vois, je sais d’une manière absolue que je ne vaux rien, les choses qui me font estimer n’étant pas de moi. Quand je mets en regard ta vie et la mienne, ta vie si pure, si généreuse, si vaillante, et la mienne si lâche, si souillée, si profondément inutile, je suis accablé de confusion et j’ai peur, à la fin, d’être justement méprisé par toi qui te défends, qui luttes comme une lionne, tandis que je me laisse misérablement dévorer.

Je te l’ai déjà écrit, je suis très enfant et ma faiblesse de cœur est si grande qu’on ne pourrait la deviner dans un homme qui a reçu le don de la force intellectuelle et dont les écrits ou les paroles portent habituellement le caractère d’une force extrême. C’est là mon triste secret et je te le confie. Mais, pour l’amour de Dieu, ne me méprise pas, je t’en supplie ! Cela, il me semble que ce serait le dernier coup qui me jetterait par terre et qui détruirait sans aucun remède l’espérance en moi.

Pauvre bien-aimée, tu verras combien j’ai raison de te dire ces choses et combien mes paroles sont vraies ! Quand nous serons unis, quand tu seras la femme de ce pauvre homme, tu apprendras que c’est une rude besogne… Il y a en moi un fond d’indolence orientale qu’il faudra combattre… Ah ! ce sera une tâche vraiment laborieuse, je t’en avertis.

Mon cher amour, ne me défends pas l’impatience. Songe que tu es mon seul refuge, mon seul espoir, que je ne vois de salut que par toi, et que ce mariage seul peut accomplir ma destinée de chrétien et d’artiste. Comment ne serais-je pas impatient ? Je t’aime d’une façon si complète.

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Je t’aime à la fois comme une épouse et comme une maîtresse et toi qui n’es pas une prude, quoique fille du Nord, tu sais très bien que cette combinaison est le parfait idéal de l’amour.

J’ai déjeuné hier avec mon ami Camille, et naturellement, nous avons parlé de toi. Il t’aime beaucoup et souffre visiblement de ne pouvoir arranger nos affaires. Comme il est mon confident et que je me lamentais sur ma situation, si compliquée et en apparence inextricable, il m’interrompit brusquement. — Assez, me dit-il, vous ignorez l’avenir, tout s’arrangera ! — A quoi pensait cet homme singulier, je n’en sais rien, mais il est sûr qu’une force étrange sort de lui et j’en ai senti l’effet tout de suite.

A demain donc, mon petit ange, ma belle reine, je t’adore et je te donne une fois de plus, pour toujours, tout mon cœur triste que toi seule peut guérir.

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Que Dieu te bénisse et nous bénisse.

Ton Léon.

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