Lettres à sa fiancée
7 janvier 90.
Ma très chère amie,
Il est à peu près minuit, un parfait silence règne autour de moi, je suis seul et triste et je veux t’écrire en attendant le sommeil, le bienfaisant sommeil qui fait oublier leurs souffrances aux infortunés. Je suis vraiment accablé de tristesse, ivre de tristesse, abattu par le découragement. Il faut, vois-tu, ma bien-aimée, que Dieu me fasse bientôt miséricorde et qu’il me délivre sans retard, car je sens que je perds ma pauvre âme et que ma belle espérance va s’éteindre. Les consolations ordinaires, les exhortations à la patience, à la résignation ne peuvent m’aider, après de si longues années de douleur. J’ai tant attendu, tant désiré, tant prié et mon cœur a été tellement crevé de chagrins qu’il me semble que je ne peux plus vivre si un peu de bonheur ne m’arrive pas enfin. Ce matin je me suis levé en proie à une mélancolie affreuse, en songeant à cette journée nouvelle qui serait probablement semblable à tant d’autres et qui ne m’apporterait sans doute aucune joie. Le beau soleil qu’il faisait et que j’aurais salué avec transport si mon âme eût été libérée de ses angoisses, augmentait encore mon affliction. Depuis longtemps déjà, j’ai tout au fond de moi cette impression très nette et qui doit se rapporter à quelque profonde réalité mystérieuse, que je ne suis pas où je devrais être, que je n’ai pas ce que je devrais avoir, que je suis, en quelque façon, frustré d’un héritage qui m’appartient et qui est détenu par des mains injustes. Je sais que cette pensée peut paraître folle. Cependant je n’ai jamais pu l’écarter, même dans la prière.
A l’époque où j’arrosais continuellement de mes larmes les pieds du Seigneur, la même formule revenait sans cesse : Délivrez-moi, brisez mes chaînes, reconduisez-moi chez mon père, dans ma patrie, dans ma maison, dans mon héritage et faites que ce qui m’appartient me soit rendu, pour que vous soyez glorifié dans votre justice ! J’ai prié ainsi pendant des années avec une ferveur, une force indicibles et des larmes à torrent. C’étaient alors des larmes d’amour, de joyeuses larmes d’espérance et de joie. Mais les catastrophes sont venues, les douleurs d’enfer, les déceptions infinies et j’ai été fait semblable à un puits de larmes amères. Quand cet être exceptionnel dont je t’ai parlé commença à perdre l’équilibre de sa raison, il ne fut plus question de moi dans ses navrantes et désolées supplications que comme d’un lamentable captif opprimé par des démons. Mon Dieu ! quels souvenirs effrayants ! Cela s’accordait si bien avec mes pressentiments les plus anciens, avec l’instinctif mouvement de ma perpétuelle prière, qu’il me semble que cette parole était comme un dernier éclat de lumière au bord du gouffre où l’étonnante malheureuse était sur le point de tomber.
On a souvent admiré que je conservasse l’espérance au milieu de mes abominables misères. Mais, ma chère Jeanne, c’est qu’il m’a été beaucoup promis et d’une manière qui ne permet pas de douter. Je te le dis en la présence de Dieu, avec une assurance infinie : il n’y a pas d’homme vivant à qui de plus merveilleuses promesses aient été faites, d’une manière plus clairement divine, accompagnée de signes plus sensibles et plus certains. Une erreur sur ce point serait monstrueuse, inconcevable, car Dieu ne se moque pas de sa créature. Comment et pourquoi des déceptions si terribles ? je n’en sais rien, je n’y comprends rien, mais il n’est pas possible que je me sois trompé. J’ai mon témoin, le témoin de Job, qui est au milieu des cieux et j’ai souvent, bien souvent, désiré, dans la furie de mes prières, que ce témoin fût semblable à un roi présent et visible sur notre terre, pour m’accrocher importunément à lui, pour me suspendre à son manteau, jusqu’à ce qu’il voulût déposer selon la justice, en faveur du misérable qui a reçu sa parole et qui ne peut plus compter que sur lui. Oh ! non, mille fois non, je ne me suis pas trompé et je renoncerais plus facilement à ma vie qu’à cette certitude, s’il était possible de mourir sans renoncer aux promesses mêmes dont j’attends avec une foi sans bornes l’accomplissement infaillible. Mais, mon Dieu, si longtemps attendre dans les ténèbres, dans le deuil, dans l’esclavage le plus abject, dans l’affliction, dans l’angoisse continuelles ! Quel est l’homme qui voudrait supporter une vie si dure ?
Ma fiancée chérie, toi que la volonté de Dieu a placée à côté de moi, sur mon cœur désolé, pour partager ma destinée mystérieuse, te souviens-tu de ce que je t’ai dit de l’argent ? Oh ! quel admirable symbole ! Eh ! bien, il a fallu que je fusse toujours privé d’argent pour signifier mon dénuement de la substance ineffable qui est représentée par l’argent dans l’ordre merveilleux des divines préfigurations. Je voudrais pouvoir, je voudrais savoir t’expliquer les choses que j’entrevois et dont la vision lointaine me brûle le cœur quand je me souviens de ce qui me fut promis autrefois. Assurément, je vois bien qu’il faut attendre, mais combien de temps encore, ô Seigneur ! et comment pourrai-je attendre ? car ma force est détruite et je crains de tomber dans l’accablement du désespoir et dans l’assoupissement de la mort.
Tout ce que j’écris là doit paraître excessif parce qu’il est impossible à un autre que moi-même de voir et de sentir comme je le fais. Si tu connaissais, pauvre amie, toute la détresse de mon esprit, tu aurais le cœur déchiré. Pense qu’à force de vivre dans une seule pensée, dans un sentiment unique, je finis par être atteint gravement dans ma volonté, dans ma mémoire, au point central de mes facultés. Parfois, quand mes pensées me font trop souffrir, je ne sais plus ce que je veux ni ce que j’aime et je sais à peine ce que je fais. Je deviens incapable d’un effort généreux et continu de mon esprit. Toute application commence à m’être impossible. Je vis dans une sorte d’ivresse lourde et stupide, causée par les fumées du malheur.
Ce matin, après ce triste réveil que je t’ai raconté, une lettre désolante m’est arrivée. Une lettre de Montchal d’un accent si amer qu’il est évident que cet homme est désespéré, absolument désespéré, n’acceptant plus la vie que par un dernier effort de conscience. En voilà encore un qu’on sauverait avec de l’argent, hélas ! si on avait seulement une parcelle de ces richesses dont tant de misérables font un si criminel emploi. Sa lettre m’a d’autant plus consterné qu’elle était une réponse à une lettre de moi que j’avais écrite avec tout mon cœur et dont j’attendais un tout autre effet. Aujourd’hui je ne sais plus que dire.
Ce chagrin nouveau venant aggraver ma mélancolie déjà si noire, je me sentis comme asphyxié dans ma chambre solitaire et m’habillant à la hâte, je m’élançai au dehors sans aucun but, dans l’espoir de m’échapper à moi-même, de m’évader de la prison ténébreuse que je traîne partout. J’ai couru ainsi une partie de la journée, errant dans les rues, dans un état d’âme à faire pitié à des galériens. Je me jugeais moi-même rigoureusement, je considérais ma totale impuissance, l’inutilité de ma vie, mon odieuse inaction au milieu d’un monde en travail, la nécessité de subsister pourtant et même de faire subsister les autres — à quel prix, grand Dieu ! — l’impossibilité de trouver un moyen quelconque de changer ces choses, enfin, l’incertitude absolue d’arriver un jour à te conquérir, ma bien-aimée, mon unique amour, mon seul refuge.
Vers trois heures, je me sentis tout à coup défaillir, au point que je craignis de perdre connaissance et de tomber dans la boue. Je pris alors un omnibus et je rentrai chez moi dans un état si pitoyable que je me couchai. Je me suis relevé à 8 heures du soir après diverses occupations assez vaines, j’ai résolu de t’écrire, dussé-je y passer la nuit. Je sais trop, malheureusement, que la lecture de ces pages désolées te fera souffrir. Mais il faut que tu me connaisses bien et je me croirais coupable de dissimulation si je ne t’écrivais pas tout ce qui est essentiel.
Pardonne-moi donc, mon ange bien-aimé, et prie pour moi.
Maintenant il est 3 heures après minuit. J’ai froid et le sommeil tombe sur moi. Je suis trop faible pour pouvoir passer une nuit entière. Et d’ailleurs, à quoi bon ? La journée qui vient de commencer sera peut-être moins dure.
Au revoir, mon amour, à vendredi, si tu peux, je t’attendrai. Ne te donne pas la peine de me répondre. Tu as moins de temps que moi et c’est surtout de ta présence, de ta personne si chère à mon cœur malade que j’ai faim et soif.
Que Dieu ait pitié de nous, je t’embrasse et je t’adore.
Léon Bloy.