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Lettres à sa fiancée

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Mardi soir (le 5 novembre).

Jeanne, ma femme bien-aimée, mon très doux ange, tes lettres me font mourir de bonheur et d’amour. J’ai passé deux jours cruels hier surtout, rassure-toi pourtant, je ne suis pas sans espérance. Mais je suis navré de n’avoir pu répondre aujourd’hui à ta seconde lettre bénie. Je veux t’écrire en hâte dans un café où j’attends par force un ami qui ne vient pas, hélas ! Si je n’ai ni le temps ni la disposition d’esprit pour mettre en ordre mes pensées, je veux au moins te dire que je t’aime infiniment, que je suis fou de toi et que ma souffrance la plus cruelle est de ne pouvoir te faire partager ma vie, chère colombe du déluge de mes douleurs qui est venue m’apportant l’olivier divin de la réconciliation. Tu parles de ta conversion, mais, ma reine chérie, tu sauras plus tard quels changements admirables s’opèrent en moi depuis que je te connais.

Enfin, nous nous verrons demain mercredi chez de bons et fidèles amis qui t’aiment déjà. Je tressaille d’allégresse en y pensant.

....... .......... ...

Ma bien-aimée, ne t’inquiète pas. Cette réponse de ton amie danoise n’est pas une surprise pour moi. J’avais le pressentiment que cela ne réussirait pas, surtout parce que tu lui avais parlé de moi, — ce qui l’inclinait à te juger et devait la mettre en défiance.

Je suis affligé pour toi que tu aies fait une démarche inutile, mais il est avantageux pour ton âme d’avoir fait une bonne expérience. Tu croyais cette personne ton amie et elle ne l’est pas. Il est utile de savoir ces choses, quand même on devrait en souffrir.

Tu sais, mon cher amour, que j’ai des idées sur l’argent qui m’a tant fait souffrir par son absence. Une de mes idées, c’est qu’il est — ce métal mystérieux — en vertu d’un décret divin, le signe de l’amitié. Je l’ai dit un jour à des imbéciles qui ont cru que j’exprimais une pensée basse et cynique, alors que je leur donnais un aperçu du symbolisme le plus transcendant : « Je reconnais un ami à ce signe, qu’il me donne de l’argent. » Toi, ma chérie, mon beau grand front de lumière, tu comprendras, j’en suis sûr. J’ai des amis pauvres qui n’ont jamais pu m’aider de leur bourse, mais je sais qu’ils en souffrent et pour moi, c’est absolument comme s’ils m’avaient donné des millions avec le sang de leurs veines. Tu verras plus tard, mon adorée, comme cette idée est grande et comme elle éclaire le monde si triste et si merveilleux, où Jésus, le Fils de Dieu, a pu être vendu et acheté pour de l’argent.

Je trouve dans ta chère lettre un mot qui m’inquiète. Tu me dis que tu veux faire le sacrifice de ton temps pour prier. Je crains une illusion. Ce que Dieu demande à chacun de nous, c’est le sacrifice de notre volonté, rien de plus et cela comprend tout.

Si les circonstances exigent que tu donnes pour un temps à des occupations inférieures le temps que tu pourrais donner à la prière, tu dois regarder cela comme un ordre de Dieu et croire que ce sacrifice lui est plus agréable que ta prière, qu’il est lui-même, une prière infiniment meilleure.

Pour ce qui est de mes souffrances, ma Jeanne bien-aimée, accepte-les généreusement comme étant voulues par Dieu, et, je t’en prie, ne fais pas trop d’attention à mes plaintes. Si je dois être malheureux, très malheureux, longtemps encore — ce que je ne crois pas — tant mieux pour toi. C’est qu’il le faut pour payer ta dette. Quand nous recevons une grâce divine, nous devons être persuadés que quelqu’un l’a payée pour nous. Telle est la loi. Dieu est infiniment bon, mais il est en même temps infiniment juste et, comme tel, il se montre un créancier infiniment rigoureux. — Il y a environ quinze ans, alors que tu étais encore une fillette, j’ai passé des mois à demander à Dieu dans des prières qui ressemblaient à la tempête, qu’il me fît souffrir tout ce qu’un homme peut souffrir, pour que mes amis, mes frères et les âmes inconnues de moi qui vivaient dans les ténèbres fussent secourues et je t’assure, mon amour, que j’ai été exaucé d’une manière terrible. — Eh ! bien, je suis à peu près persuadé que c’est ainsi que je t’ai conquise et que c’est par les douleurs infernales de quinze années que j’ai payé les joies prodigieuses qui vont t’arriver.

Je te dis cela, ma chère femme adorée, parce que je veux tout te dire. Mais je pense aussi que je vais avoir tout payé bientôt et qui sait si ta conversion bienheureuse ne doit pas être le signal de ma délivrance.

Je suis forcé de m’arrêter ici. A demain, mon cher amour.

Ton Léon Bloy.

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