Lettres à sa fiancée
Dimanche matin, cinq heures.
Je vous verrai peut-être aujourd’hui, ma chère Jeanne. Je veux vous écrire, pourtant, parce que j’ai le cœur saturé de tendresse et que j’ai besoin d’exprimer les choses merveilleuses qui se passent en moi.
Savez-vous ce qui m’est arrivé hier ? Eh ! bien, je n’ai pas pu travailler un seul instant. En m’éveillant, ma première pensée a été pour vous, ma bien-aimée, qui m’aviez rendu si profondément heureux quelques heures auparavant en me laissant voir si clairement votre amour, et ensuite, il ne m’a pas été possible d’avoir une autre pensée. Mon Dieu ! j’ai donc enfin la certitude d’aimer et d’être aimé véritablement ! Quelle joie immense ! J’en étais étouffé, suffoqué, je me sentais mourir de bonheur.
Incapable d’écrire ou de lire, de fixer mon attention sur un autre objet, tout ce que je pouvais faire, c’était de crier vers Dieu pour le remercier d’avoir eu pitié de ma pauvre âme en détresse. Je parcourais ma chambre dans une agitation extraordinaire, et parfois je me jetais sur mon lit versant des larmes, mais des larmes d’une douceur infinie, — les chères larmes d’autrefois, les saintes larmes de la joie vraie qui nous vient de Dieu et par lesquelles nos âmes sont sauvées et ressuscitées de la mort, quand la grâce nous est accordée de les répandre avec profusion.
Ne vous étonnez pas et ne vous effrayez pas non plus, mon cher amour, ma Jeanne bien-aimée, de cette folle journée que je vous raconte. Il faudrait plutôt vous en réjouir puisque c’est l’histoire de la guérison d’un paralytique. Considérez qu’auparavant je me paraissais à moi-même un cadavre. Songez que depuis dix ans bientôt je roule dans des abîmes de douleur, de tristesse infinie, de ténèbres et de tentations mortelles, après avoir été inondé, submergé des plus étonnantes grâces et des plus insignes promesses qui puissent tomber sur un mortel. Je suis bien forcé de croire que vous m’avez été envoyée par Dieu qui se décide enfin à prendre en pitié sa créature accablée. Et mon bonheur est si grand qu’il fallait bien que la première impression déterminât une grande crise. Rassurez-vous. Je me calme déjà. Le bouleversement énorme qui me rendait hier quasi insensé n’existe déjà presque plus. La tempête va s’apaiser et le Seigneur Jésus pourra marcher dans sa gloire sur les flots de mon âme tout à fait domptée. Une paix charmante, une douceur d’amour suave et profonde va descendre en moi, je le sens bien et je pourrai travailler, penser, prier avec une force nouvelle, avec une patience résignée qui me permettra d’attendre sans trouble l’accomplissement, quel qu’il soit, des desseins de la Providence.
O ma douce consolatrice, ma Samaritaine chérie, je vous ai aimée dès le premier jour, je le vois maintenant et ce sentiment s’est développé tout à coup comme la flamme d’un incendie.
Il y a quelques jours j’avais dîné chez un ami qui s’était mis au piano pour me jouer quelques-unes des mélodies si tendres et si mélancoliques de Schubert. En l’écoutant, je pensais à vous et comme la musique agit sur moi puissamment, qu’elle produit toujours l’effet d’affiner ma sensibilité et d’élargir ma capacité de souffrir, — je vins à songer qu’il me serait peut-être un jour demandé de renoncer à vous que j’aime désormais… et qui êtes ma seule espérance terrestre. Cette idée fut un coup de poignard si cruel qu’il me sembla que mon âme entrait en agonie.
Je compris alors combien mon cœur vous appartenait.
Maintenant, ma chérie, tout cela est passé. Ma tendresse pour vous est absolument douce, un peu mélancolique, sans doute, mais sans aucun mélange d’amertume.
Vous m’avez écrit : J’aime Dieu plus que vous. Enfant bien-aimée, qu’en savez-vous ? Je ne pourrais vous écrire cela, parce qu’il me serait impossible de faire ce partage. J’aime Dieu en vous, par vous, à cause de vous et je vous aime parfaitement en Dieu, comme un chrétien doit aimer son épouse, et l’idée de séparer d’une manière quelconque cette belle flamme d’amour ne tombe pas sous le discernement de mon esprit. Aimons-nous donc, ma petite Jeanne, avec une entière simplicité, sans aucune analyse vaine, en la manière que Dieu veut, n’ayons pas peur de l’Amour qui est le Nom même de l’Esprit Saint et attendons ainsi avec courage la volonté de Celui qui nous a formés pour sa Gloire et qui ne nous a pas tirés du néant pour le plaisir de nous torturer.
N’est-ce pas une chose étrange ? Je me sens devant vous, auprès de vous, mon cher amour, comme un tout petit enfant malade. Si Dieu voulait nous faire la grâce d’accomplir ce que nous désirons l’un et l’autre, ah ! je me réfugierais dans vos bras, dans votre cœur comme dans une citadelle. Vous protégeriez contre lui-même, contre ses propres pensées, cet homme qu’on prétend si fort, si dur, si terrible à ses ennemis et qui serait si faible en votre présence. Vous seriez, chère amie de mon âme, ma conscience et ma lumière, parce que, à travers vous, je verrais toujours mon Rédempteur et l’Esprit adorable de mon Dieu.
Prions donc de toutes nos forces pour que cette chose arrive. Souvenons-nous que Dieu ne résiste pas à l’amour. Pour moi, je vais me remettre, grâce à vous, à la prière que j’avais presque abandonnée, tellement j’étais abattu. Je vous ai dit avant-hier assez de choses pour qu’il vous soit possible d’entrevoir le gouffre horrible du fond duquel votre amour m’a fait sortir.
Je vous le dis « en vérité », il faut absolument que notre demande nous soit accordée, car je sens au plus profond de mon âme et de mon esprit que j’ai besoin de vous pour accomplir de grandes choses.
Chérie, ma Jeanne bien-aimée, je vous aime si tendrement, qu’il me semble que, si vous m’apparaissiez en ce moment, je m’évanouirais de bonheur.
A vous de toute mon âme,
Léon Bloy.