Lettres à sa fiancée
Rue Blomet, 24 octobre 1889.
Ma chère Jeanne, ma petite femme bien aimée,
Voici une lettre très douce et très bienveillante de ta mère, que j’ai reçue ce matin, en même temps que la tienne. Tu le vois, nous avons fait un pas de plus. Nous voici engagés maintenant d’une manière aussi absolue que si nous avions reçu le sacrement de mariage qui doit nous donner tant de bonheur. Tu es à moi et je suis à toi pour la vie, quoi qu’il puisse arriver. Dieu nous mène visiblement par des voies extraordinaires et le consentement de ta mère est à mes yeux un signe de plus, un signe suprême qui me remplit de confiance en me délivrant de mes dernières craintes.
Je commence par t’informer que j’ai reçu ta carte peu de temps après ton départ lundi. Elle ne s’est pas égarée, comme tu le craignais. N’ayons aucune inquiétude de ce genre, mon adorée. Je te l’ai déjà dit, nous sommes bien gardés et il ne nous arrivera aucun mal. De ton côté, tu as dû trouver hier soir, rue Lafayette, ma lettre amoureuse.
Comme nous nous chérissons, ma petite Jeanne, comme nous sommes bien dans le cœur l’un de l’autre ! Comme nous serons heureux, aussitôt que Dieu le voudra ! Tu as bien raison de m’écrire que tu prévois une vie glorieuse pour nos deux esprits. Tu as très bien compris ma situation, et la détresse de ta chère âme souffrante t’a éclairée sur ma propre détresse. Il est bien vrai que ton amour me sauve. Je périssais sans secours. Complètement privé de bonheur, le pauvre Marchenoir ne pouvait plus combattre, ne pouvait plus vivre. Avec toi, mon cher amour, je serai tout fort. Nous nous aimerons, nous prierons ensemble, nous étudierons ensemble la Parole sainte, et Dieu me rendra l’admirable lumière qu’il avait éloignée de moi pour m’enseigner à souffrir dans les ténèbres. Avec toi pour me soutenir à chaque pas, il n’y aura plus de découragements, ni de défaillances, et j’accomplirai, je le sens, quelque grande œuvre que l’amour de Dieu et ton amour m’auront inspirée. Quel avenir merveilleux !
Sans doute, il est très dur d’attendre, surtout pour moi, à cause de la violence passionnée de ma nature, mais qu’il me vienne un peu de secours d’une manière quelconque, qu’il me soit donné de rester chez moi, sans angoisses, sans inquiétudes d’ordre matériel, je me réfugierai dans un travail acharné, dans la prière, dans la pratique sainte des sacrements de ma Mère Église, et je pourrai penser à toi, mon doux ange de paix, sans trop d’impatience.
Tu me parles de la Croix, de la très sainte et très adorable CROIX, qui est le plus grand et le plus beau de tous les mystères. Quelle joie quand nous pourrons l’étudier et l’approfondir ensemble ! Car je crois être sûr que c’est en ce point que je suis appelé à recevoir le plus de lumières et que je n’ai tant souffert que pour me préparer à cette prodigieuse faveur.
Songe, ma bien-aimée, que c’est le point central. Stat Crux dum volvitur orbis, dit l’Église romaine, c’est à dire la Croix est debout et immobile pendant que l’univers accomplit ses évolutions. Souviens-toi aussi de cette chose qui me fut autrefois révélée et que seul au monde j’ai pu dire, à savoir que ce Signe de douleur et d’ignominie est la figure la plus expressive du Saint Esprit. Jésus qui est le Fils de Dieu, le Verbe fait chair et qui représente toute l’humanité, porte donc cette Croix qui est plus grande que Lui et qui l’accable. Il faut que Simon de Cyrène l’aide à la porter. Quand je pense à ce grand personnage mystérieux, choisi de toute éternité, parmi des milliards de créatures, pour aider un jour la Seconde Personne divine à porter l’image de la Troisième, je suis pénétré d’un respect infini qui ressemble à de l’épouvante.
Le nom de Simon veut dire : Obéissant et c’est la Désobéissance qui a imposé la Croix, c’est à dire le Saint Esprit, sur les épaules de cet autre obéissant qui est Jésus-Christ. Remarque bien, Jeanne, que cela fait trois, deux Obéissants pour porter le fardeau terrible de la Désobéissance et que ce trio lamentable est en chemin pour aller vaincre la mort. Quel abîme !
Vivant sans cesse auprès de toi, ma chère compagne, et reposant parfois ma tête lassée sur ton cœur, je me replongerais avec ivresse, avec mon enthousiasme d’autrefois dans ces études admirables qui nous rempliraient de l’amour de Dieu. J’en suis sûr, nous ferions des découvertes sublimes. Mon doux Sauveur Jésus, quand donc cette joie parfaite, ce paradis sur terre, nous sera-t-il accordé ? Qui sait ? Ma fiancée chérie, mon très doux cœur, ma fleur d’amour, cela dépend peut-être de toi. Je pense quelquefois que Dieu attend pour nous unir que tu appartiennes aussi bien que moi à sa véritable Église qui fut la mère et la nourrice du monde chrétien — quand tu auras pu vaincre d’une âme généreuse les préjugés et les ignorances de ton éducation luthérienne. Remarque bien, mon amour, que je ne veux exercer sur toi aucune pression. Je te laisse avec confiance entre les mains de Dieu, ainsi que tu le reconnais toi-même. Mais tu as déjà senti la beauté supérieure de nos prières, de nos cérémonies, de nos églises et pour moi c’est un signe que tu ne tarderas pas à comprendre que c’est parmi nous et non ailleurs que se trouve la vraie tradition apostolique, œcuménique, universelle, le vrai trésor de la Joie divine et la vraie demeure du Saint Esprit.
N’oublie pas d’aller entendre la grande messe des Morts, le 2 novembre, dans une grande église, à Saint-Germain-des-Prés ou à Saint-Roch.
Je te recommande le chant sublime, surhumain du Dies iræ. C’est, je crois, la plus belle chose qui ait été accordée à l’humanité. Dimanche prochain, j’apporterai pour toi, chez Mlle X…, un livre très bien fait, qui te permettra de suivre en même temps les paroles et la musique.
Il y a dans l’Église catholique une croyance fort touchante, et qui te plaira. C’est que les âmes des morts pour lesquels on prie obtiennent de Dieu le pouvoir de protéger et de secourir temporellement les chrétiens pieux qui leur font cette charité. Tu prieras donc avec confiance en ce jour pour l’âme de ton père et je ne serais pas surpris que ta prière fût récompensée de quelque manière sensible et visible. J’en ai vu des exemples.
Au revoir donc, ma petite femme bien aimée, bien tendrement aimée. Je prends ton cœur et je mets le mien à la place.
Espérons beaucoup.
Je t’envoie mille baisers.
Léon Bloy.
J’ai beaucoup de choses à te dire encore. Ce sera pour une autre fois. Puisque tu dois partager ma vie, je dois te révéler tout ce qui me concerne et j’aurai à te faire une confidence douloureuse qui te fera mieux comprendre ma tristesse habituelle.
Je ne puis fermer ma lettre sans te dire encore une fois que je t’aime, que je t’adore, que tu es ma vie, mon unique amour, ma lumière, mon espérance et ma joie, et que je tomberais peut-être dans le désespoir si je venais à te perdre.
Je te couvre de baisers.
Léon.