Lettres à sa fiancée
Dimanche, 8 septembre 89.
Je crains, ma très chère amie, que vous n’ayez un peu de tristesse et je voudrais trouver quelques paroles qui eussent le pouvoir de la dissiper. Moi-même, j’ai le cœur souffrant et c’est une consolation que je cherche, que j’espère, en vous écrivant.
J’ai beaucoup pensé à vous depuis que vous m’avez quitté et je me suis demandé avec une véritable angoisse si nos relations, si pures et si douces, si bienfaisantes pour tous deux, n’étaient pas accompagnées de la menace d’un cruel danger.
Eh ! bien, NON, ma chère Jeanne, en conscience et devant Dieu qui nous a visiblement poussés l’un vers l’autre, je ne puis croire à aucun danger. Ce que Dieu fait sans la participation de l’homme est toujours bien fait. Le bon Maître ne se trompe jamais, il n’a pas fait ses créatures pour les torturer et si nous le prions avec foi et avec amour, il n’induira pas nos pauvres âmes dans la tentation mortelle. Assurément non. D’ailleurs, ne savez-vous pas qu’il a été dit que nous ne serions jamais éprouvés au delà de nos forces ?
Hier soir, ma pauvre amie, vous étiez émue jusqu’aux larmes par la crainte des souffrances que le Seigneur allait peut-être vous demander, et moi-même, croyez-le, j’étais agité d’un grand trouble et pénétré d’une grande amertume.
En réfléchissant, il m’a semblé, — que dis-je ? — il m’est apparu clairement que nous manquions l’un et l’autre de simplicité. Encore une fois, cette situation extraordinaire n’est pas notre ouvrage. Il est évident que nous n’avons rien fait que subir notre destinée. Je pense donc que notre choix le plus sage sera de l’accepter avec la candeur et la docilité des petits enfants, en nous persuadant humblement que nous sommes conduits par la main dans la route qui nous convient le mieux, et que Celui qui nous guide sait admirablement ce qu’il nous faut.
N’avez-vous pas remarqué cent fois, mon amie, que la prudence, la sagesse humaines sont de véritables dérisions et qu’on se trompe toujours aussitôt qu’on s’efforce de pénétrer, par la conjecture de l’esprit, les desseins mystérieux de la Providence ? La destinée de chacun de nous en particulier, aussi bien que la destinée des nations, est le grand secret de Dieu, de Dieu seul, et que faudrait-il penser d’un secret divin que nos petits calculs seraient capables de pressentir ?
Il y a, dans l’Évangile selon saint Marc, au chap. XIII v. 32, une parole de Notre Sauveur tellement inouïe qu’elle est à faire mourir d’étonnement. Il s’agit de la Venue du Fils de l’homme dans sa puissance et dans sa gloire, c’est à dire du triomphe terrestre de Jésus par l’avènement du Paraclet : « Du jour ou de l’heure, personne ne sait rien, dit alors le Seigneur, ni les anges dans le ciel, ni le Fils lui-même, il n’y a que le Père qui le sait. »
Quel secret ! le Père n’a même pas voulu de son Fils bien-aimé pour confident. C’est vraiment là le secret terrible de la gloire du Juste (Joseph) dont il est parlé dans Isaïe (XXIV, v. 16) et qui fait crier : malheur ! à ce grand prophète.
Maintenant, chère amie, comment pourrions-nous savoir ce que Dieu veut faire de nous, puisque nous ne pouvons même pas savoir ce que nous sommes et qui nous sommes ? Il est une chose, pourtant, que nous n’ignorons pas. C’est que nous avons été faits à la ressemblance de la Sainte Trinité et que nos âmes raisonnables pour qui la seconde Personne a voulu mourir, ont une importance plus énorme que tous les astres des cieux. Nous sommes donc forcés de croire que la rencontre voulue de Dieu de nos deux cœurs tout pleins de Lui est un événement très considérable dont les conséquences peuvent être infinies. Nous avons, n’en doutez pas, une place tout à fait importante dans le plan divin et ce qui nous reste à faire, en vérité, c’est de consentir amoureusement à devenir des instruments de la Volonté infaillible.
Je suis, aujourd’hui, mille fois certain d’avoir été désigné pour vous faire un immense bien et j’ai la preuve que vous avez été placée sur mon chemin pour me sauver d’un très grand péril que personne, jusqu’à présent, n’avait pu détourner, — péril immense, effroyable, beaucoup plus à craindre que la mort et qui commence à s’éloigner de moi depuis quelques jours.
Je conclus donc à la paix de nos âmes, à la simplicité, à la soumission parfaite de nos deux esprits et de nos deux volontés. Nous pourrons ainsi continuer ces relations de tendre amitié qui nous ont déjà donné tant de bonheur. C’est vrai qu’il y a un point noir, une pensée amère entre nous. Nous tâcherons de n’y pas songer.
Je suis rassuré, pourtant. J’ai remarqué, ma douce amie, ma très chère Jeanne, que jamais les choses que je redoutais n’avaient le dénouement funeste que mon imagination me faisait entrevoir avec épouvante. La Providence miséricordieuse déroulait silencieusement son plan et je m’apercevais alors que tout s’arrangeait d’une manière admirable que je n’avais pas espérée et que je n’aurais jamais su prévoir. Il n’y a pas pour Dieu de situation inextricable et si nous avons pleine confiance en lui, nous attendrons avec un grand calme l’accomplissement de ses desseins, parfaitement assurés, l’un et l’autre, qu’ils sont adorables et sublimes et qu’ils ont pour objet certain notre joie parfaite.
Je voudrais pouvoir faire passer en vous l’immense espoir dont je suis rempli depuis quelque temps et qui s’est merveilleusement accru depuis quelques jours. « Si vous saviez le don de Dieu ! » disait Jésus à la pauvre Samaritaine. Ce don si précieux n’est autre que le Saint-Esprit, puisque la toute puissance de Dieu ne peut nous donner aucune autre chose et il ne nous est demandé en retour que notre « bonne volonté ».
Votre profondément dévoué,
Léon Bloy.