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Lettres à sa fiancée

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Dimanche, 15 décembre 89.

Ma chère amie,

Pardonne-moi, je t’en supplie, ma lettre d’hier. J’ai écrit avec amertume sans presque m’en apercevoir, parce que je souffrais beaucoup, — beaucoup plus même que tu ne penses. Mon cœur s’échappait de tous les côtés. Et c’était bien plus mon âme que mon corps qui souffrait, quoique mon corps fût vraiment malade. Mais enfin, tout va mieux aujourd’hui. Le corps est complètement guéri et l’âme s’apaise, ayant reçu hier soir, par une espèce de miracle, une consolation réelle et ce matin ayant été rafraîchi par ta lettre miséricordieuse.

J’espère encore pouvoir finir à temps l’enluminure, sans en être sûr, mais ce sera bien difficile. Je suis dans un trouble immense, au point de ne plus être capable d’écrire ni de penser et quelque reproche d’impatience qui puisse m’être fait, la vérité me force à t’avouer que l’idée d’être forcé, à mon âge, d’entreprendre un métier comme un jeune homme, de recommencer pour ainsi dire la vie, de donner à des travaux de dessin que je méprise, un temps précieux que je ne retrouverai plus jamais pour ne pas même arriver à gagner mon pain, — tu me diras tout ce que tu voudras, ma pauvre Jeanne, — mais cette idée me désespère comme une injustice effroyable et m’exalte jusqu’à la folie. On ne peut me présenter les raisons ou les objections qui sont bonnes pour le premier venu. Je suis déshérité, dépouillé de mon héritage, relégué dans le plus inique exil et depuis beaucoup d’années, j’endure généreusement des maux infinis. Je ne peux plus. Tu me parles d’une lutte. C’est en effet ma seule espérance. Cette espèce de combat énorme que je subis me donne à penser que la fin est proche, parce que autrement ce serait la mort.

Tu le vois, ma bien-aimée, j’ai l’âme tellement et si violemment agitée, aussitôt que je prends la plume, que je ne peux même plus retrouver mon écriture. Il faut me pardonner tout cela, parce que c’est involontaire et il faut aussi ne pas trop prendre au tragique mes paroles. Il se passe évidemment quelque chose d’extraordinaire que je ne comprends pas moi-même et qui finira bien, je veux le croire.

Hier soir, un pauvre jeune homme élevé en Belgique pieusement, arrivé depuis très peu de jours à Paris et qui désirait me voir depuis deux ans, m’ayant rencontré comme par miracle, s’est presque mis à mes pieds en me disant : « Vous êtes mon Christ. » L’excès de cette parole m’a rempli d’effroi, car enfin, quel homme suis-je, en réalité, pour sentir ce que je sens et pour inspirer de tels sentiments ?

Ce qui me reste à t’écrire est fort pénible, ma petite Jeanne, que j’aime avec tendresse. Mais, vois-tu, il faut me comprendre, me deviner. Tu parles de venir demain soir et tu sais que ta présence me serait infiniment douce, mais, par pitié pour moi, il faut y renoncer et attendre quelques jours. Je t’avertirai du moment.

Je me souviens de tout ce que tu m’as écrit. Cependant il ne se peut pas que tu viennes chez moi quand je suis sans ressources pour te recevoir. J’en éprouve un chagrin et une confusion abominables dont tu ne peux avoir l’idée. C’est au point, que j’aimerais mieux prendre la fuite. Tu finiras par voir que ce n’est pas l’effet d’un préjugé, mais que j’ai raison.

Je t’écris cela, le cœur déchiré, parce que j’ai le devoir de te l’écrire. Mais ne me contrarie pas sur ce point, je t’en supplie, au Nom de Dieu. Je suis très fragile en ce moment et il me semble qu’il faudrait peu de chose pour me briser.

Attends bientôt une lettre de moi, une lettre plus calme.

Je t’aime et je te le répète, j’ai besoin de toi, mais patience.

A bientôt et que Dieu te bénisse trois fois pour ta lettre généreuse et consolante, mon ange aimé.

Ton Léon.

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