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Lettres à sa fiancée

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19 octobre 1889.

Ma chère Jeanne bien aimée,

Je t’écris du fond d’un café où je suis forcé d’attendre. Tu penses peut-être que je ne veux pas te répondre. Ma pauvre amie, j’endure des peines horribles et j’ai craint de te désoler en t’écrivant. J’ai passé une semaine d’agonie, au point d’en arriver à désirer la mort pour échapper à tant de tourments, au point de désirer la folie, au point de me reprocher comme un crime de n’avoir pas, dès le premier jour, pris la fuite et de t’avoir condamnée à partager le destin d’un homme si malheureux. Hier soir, je croyais que c’était la fin. Si tu m’avais rencontré dans la rue, je t’aurais percé le cœur. J’étais ivre du désir de la mort. Sans doute, on a toujours raison de conseiller la patience et la résignation. Mais il y a tant d’années que je suis à la torture et que je n’ai pas un jour de repos. Il y a dans ma vie une chose si terrible et toi, ma chérie, qui m’es apparue comme une consolatrice, comme un refuge inespéré, je ne puis te posséder ! Tout cela m’accable, m’écrase, me rend fou.

Demain matin, prie pour moi de toutes tes forces à cette chapelle.

Je te verrai dans l’après-midi, chez Mlle X…, puisqu’il m’est interdit de te voir autrement.

Mais, mon Dieu, que cela est amer !

On me reproche quelquefois de ne pas travailler, de ne pas produire. Ah ! qu’il est facile de juger les autres, quand on a le ventre plein, qu’on ne souffre ni dans son corps, ni dans son âme, et qu’on n’est pas, chaque jour, dévoré par une angoisse mortelle !

J’ai fait plusieurs lieues aujourd’hui. Je t’écris à force de volonté, ayant la fièvre et sachant à peine ce que j’écris.

Et malgré tout, je ne peux pas me défendre contre l’espérance. Un ami fort étrange m’a dit aujourd’hui qu’il pensait me faire avoir une place excellente, 5 ou 600 francs par mois et voilà maintenant que je rêve, car ce serait la délivrance.

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Léon Bloy.

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