Lettres à sa fiancée
9 octobre 1889.
Ma chère Jeanne bien-aimée,
Je suis content que ma lettre te plaise, car je l’avais écrite avec difficulté et je n’aurais su mieux faire. Mais je m’étonne que la dernière ligne ait pu t’embarrasser. C’est une des paroles les plus connues du Nouveau Testament aux Actes des Apôtres, chap. X, v. 38. Pertransiit benefaciendo, il passa en faisant le bien, et c’est l’apôtre saint Pierre qui parle ainsi de Notre Seigneur…
J’ai eu de la peine hier soir et j’ai beaucoup gémi de m’être si promptement séparé de toi, car je n’ai pas réussi dans ma démarche et il m’a fallu, mon cher amour, revenir tristement chez moi, sous une pluie torrentielle.
Ce matin, je me suis levé avant 4 heures, éveillé par les rayons de la douce lune que j’aime. Le temps devenu clair était presque tiède, et dans le grand silence de mon quartier endormi, j’ai prié pour toi et pour moi-même, en regardant de ma fenêtre ce beau ciel si pur. Je sentais une grande paix descendre en moi, une profonde et sainte paix qui renouvelait mon espérance. Ah ! ma tendre amie, ma douce gardienne, ma libératrice bien-aimée qui m’as restitué à mon Dieu et à ton Dieu, pour que nous ne fassions devant Lui qu’un seul cœur brûlant d’amour, — combien je te sens profondément en moi ! Combien je t’aime, combien je te veux pure et sainte et combien je me sens peu digne de te posséder ! Il y a dans mon passé lamentable tant de misères et de laideurs et j’ai tant de fois souillé mon âme désolée dans l’espoir insensé de me consoler du grand Amour que j’avais perdu. Il va revivre enfin par toi, cet Amour divin, par toi, mon ange de lumière, de rafraîchissement et de paix. Tu as fait pour moi comme le Samaritain miséricordieux qui recueille ce voyageur massacré sur le chemin de Jérusalem à Jéricho. Puisses-tu être comblée de bénédictions et de joies !
Toi seule au monde, ma charmante fiancée, peux me fortifier et me conseiller et je ne compte absolument que sur toi.
Tu m’as fait un grand bien, ce matin, en me disant que tu me crois humble. J’ai la réputation d’un grand orgueilleux et tu sais que c’est là le seul crime dont il soit ridicule et impossible de se défendre. Il est pourtant singulier que je sois tant accusé de ce péché ayant passé ma vie au service de ceux qui ne pouvaient être ni mes supérieurs ni mes égaux.
Il y a là, je crois, une injustice dont j’ai souffert en silence plus d’une fois, et je te bénis une fois de plus pour avoir eu la pensée charitable de la réparer. J’ai le sentiment très profond d’être un pauvre de vertus, un indigent de mérites, et je crois être sûr de n’estimer en moi que les dons de Dieu.
A toi, ma bien-aimée, ma fiancée, mon épouse bientôt, sans doute, ma petite Jeanne uniquement aimée, à toi pour toute la vie.
Je t’embrasse,
Ton Léon Bloy.