Lettres à sa fiancée
INTRODUCTION
C’est avec un serrement de cœur que je livre aux regards étrangers ces Lettres de Léon Bloy à sa Fiancée.
Mon sentiment est analogue à celui du compositeur qui — laissant s’échapper en harmonies la mélodie qui chantait dans son cœur — découvre que son secret n’est plus à lui.
Mais Léon Bloy me le demande.
Je dois rendre témoignage. Ma vie n’a pas d’autre sens depuis qu’il est mort.
C’est donc entendu : Ces lettres ne sont plus à moi. J’en ai été l’occasion — c’est vrai — mais sa Parole doit aller plus loin, jusqu’à l’âme inconnue qui l’attend quelque part et qui sera « la Fiancée de sa pensée ».
Pour comprendre l’importance, pour moi Danoise, de ma rencontre avec Léon Bloy, au point de vue spirituel, il faut se rendre compte de l’impossibilité pour tout Danois d’il y a cinquante ans, de connaître l’Église.
La prohibition du culte catholique était restée en vigueur jusqu’au milieu du siècle dernier. Donc, aucune église catholique dans tout le Royaume, à l’exception d’une chapelle en Slesvig qui, par un privilège spécial, n’avait cessé d’exister. Par conséquent, l’ignorance à l’égard de la vraie foi était absolue. Dans les écoles on enseignait l’histoire du point de vue protestant, faussée par les Allemands le long des siècles.
Dès la Réforme, le peuple avait été trompé. Petit à petit, les autorités ecclésiastiques catholiques furent remplacées par les réformateurs, on omit volontairement les parties essentielles de la Messe et le culte catholique fut aboli presque à l’insu des fidèles. Un rempart de préjugés fut élevé contre l’Église à force de calomnies et le peuple danois qui eut son époque héroïque aux temps catholiques croupissait désormais dans les ténèbres envoyées par Luther.
Aujourd’hui, il y a moyen de s’instruire. On a construit des églises, des ordres religieux ont été appelés par l’Évêque. Il est possible maintenant, en Danemark, de connaître le catholicisme, ainsi que l’œuvre des faussaires.
Pour moi le choix ne s’était pas posé. Il a fallu l’intervention directe de Dieu. Ma soif de vérité a été miséricordieusement prise en considération par l’Auteur de tout bien, tandis que tant d’autres ont fermé les yeux sur ce monde sans avoir vu la vraie Lumière.
Après Dieu, c’est à Léon Bloy que je dois le bonheur inouï d’appartenir à l’Église catholique romaine, d’avoir réintégré la Maison, c’est à dire de connaître Marie : domus aurea. J’en rends témoignage devant Dieu qui a bien voulu accepter l’offrande des mains de son serviteur. Nous sommes un petit nombre, nous, qui avons été enfantés par sa douleur et avant de poursuivre ce récit, je convie tous ceux qui ont connu Dieu par lui d’offrir pour lui leur holocauste…
C’est à l’ombre de la Mort que nous nous sommes vus pour la première fois. Il traversa ma route et j’eus l’impression qu’il n’était pas un passant ordinaire.
Il marchait la tête baissée, un peu voûté comme un homme qui porte un lourd fardeau. Son air était sombre. Il revenait du cercueil fermé de Villiers de l’Isle-Adam.
Le lendemain, nous nous rencontrâmes de nouveau. On me le présenta. Il leva les yeux sur moi, me parla avec intérêt et me promit le Désespéré.
« Vous verrez quel livre terrible », me dit l’amie commune chez qui eut lieu notre première rencontre. « Qui est cet homme ? » lui demandai-je, restée seule avec elle. La réponse fut foudroyante, implacable dans son absolu, me forçant à prendre parti immédiatement : « Un Mendiant », fit-elle.
Voilà le Nom de Léon Bloy sur la terre qu’il a quittée :
Terram miseriæ et tenebrarum ubi umbra mortis, et nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat (Job, X, 22).
Les amis de Job n’ont pas changé depuis les siècles.
J’eus le pressentiment d’une énorme injustice et immédiatement mon cœur vola vers cet homme qu’on livrait ainsi sans défense à la première venue.
Ah ! combien je me doutais peu de sa vraie place. Je remercie Dieu de me l’avoir cachée. La grandeur seule qui émanait de lui m’a conquise, l’ignominie dont on le couvrait m’a attirée, et sa grande douceur m’a ravi le cœur. A aucun moment de notre vie sa bonté ne s’est démentie, et j’affirme que l’injustice qui lui a été faite comme homme et comme écrivain est monstrueuse, surnaturelle, privilège d’un Saint.
Je suis entrée dans sa vie au moment où plusieurs de ses amis (?) se retiraient de lui, sans explication, comme d’un pestiféré. C’est une des premières constatations que j’ai pu faire. Ceux qui restaient le traitaient avec une supériorité écrasante. Quand je lui en fis la remarque, et que j’exprimai mon étonnement de ce qu’il se laissait faire ainsi, il haussait les épaules en disant : « C’est un peu par mépris. »
La première fois que j’eus l’occasion de me trouver seule avec Léon Bloy fut un certain soir, chez les Coppée, qui me donnaient l’hospitalité, tout au commencement de notre connaissance.
La vieille bonne l’ayant introduit, nous nous mîmes à causer, pendant qu’il trempait un morceau de pain dans le vin offert par Augustine. « Mademoiselle, vous me voyez dîner », me dit-il. Je n’avais jamais été en contact immédiat avec le Pauvre, je le dis à ma honte, et l’idée qu’on pouvait ne pas avoir de quoi dîner m’était étrangère. Je pris place dans un fauteuil près de lui, et c’est alors que commença cette conversation inoubliable qui était presque un monologue, où cet homme, extraordinairement naïf, livra les secrets de sa vie à une pauvre fille qui ne savait que l’écouter mais dont le cœur bondit vers lui d’un élan irrésistible, quoique fort timide dans son expression.
Avant de nous quitter, j’osai lui faire cette remarque : « Comment cela se fait-il, Monsieur, que vous, un homme supérieur, vous soyez catholique ? » « C’est peut-être à cause de cela que je le suis ! » me répondit-il. Je me tus, me rendant compte de mon ignorance.
Il me baisa la main, et nous nous séparâmes.
Le lendemain, je reçus la première lettre de Léon Bloy.
Jeanne Léon Bloy.
Paris, Fête de Saint-Michel Archange, 1921.