Lettres à sa fiancée
12 février 90.
Ah ! mon cher amour, que tu as bien fait de m’écrire ! Ta lettre que je viens de recevoir ce matin seulement, étant rentré hier soir assez tard, a été pour moi très bienfaisante, car elle a mis fin à une angoisse terrible qui a été, pendant deux jours, jusqu’au désespoir.
Je n’exagère pas. Il faut bien me comprendre, Jeanne, sans quoi tu manquerais de justice. Depuis quelque temps, je suis un peu embarrassé pour t’écrire. Je crains ta critique. Tu t’es un peu moquée de mes expressions absolues, et cela me rend timide, car je ne sais m’exprimer autrement. J’ajoute même que je ne peux pas sentir autrement et si tu ne le vois pas, tu manques de clairvoyance. J’avais promis de t’écrire dès lundi et je n’ai pu le faire, quoique je n’aie cessé, un seul instant, de le vouloir et d’y penser. Mais je souffrais tant, j’avais si peu d’équilibre dans mon esprit que je craignais de te désoler ou de te révolter. J’avais peur de te dire des choses cruelles ou maladroites qui eussent augmenté ta peine. Cette pensée injuste m’est venue, même, que tu pourrais me mépriser, comme un homme faible qui n’est capable que de se plaindre. Je t’avais vue pleurer, dimanche, à cause de moi, et tes larmes étaient restées sur mon cœur comme un poids étouffant. J’ai senti alors la profondeur de ma tendresse pour toi et j’ai vu d’une façon plus claire combien mon amour est vivant et fort, combien il m’est devenu essentiel. La journée de lundi a été affreuse, une journée d’agonie. Heureusement, mon jeune ami de Wiart est venu. Je lui ai fait pitié. J’avais le cœur si chargé que chacune de mes paroles était comme un sanglot. Je te dis la vérité, la stricte vérité, ma Jeanne chérie, et il faut me croire. D’ailleurs, ta lettre me met à l’aise et, puisque tu me montres tout ton cœur, je veux te découvrir tout le mien. La crise est passée, sois tranquille, mais elle a duré deux jours et a été extraordinaire. Pendant ces deux jours, je me suis vu abandonné de Dieu, incapable de te rendre jamais heureuse, sans aucun moyen d’accomplir mon œuvre, livré sans espoir à une existence de mendicité, de mépris, d’humiliations horribles, et mon amertume a été si grande que j’ai désiré la mort. Le croiras-tu ? Je me suis vu sur le point d’écrire à L… de venir rue Blomet et d’avoir pitié de mon corps. Quand nous serons heureux, Jeanne, si Dieu y consent un jour, ne te moque jamais de cela, car c’est la vérité parfaite, et je te raconte avec simplicité l’ivresse de la véritable douleur.
Je te le répète, c’est ta lettre qui vient de me guérir.
Sans ta lettre, l’obsession allait peut-être recommencer.
— Pourquoi es-tu triste, ô mon âme et pourquoi me troubles-tu ? — Espère en Dieu. — Telles sont les paroles que le prêtre catholique dit au commencement de la messe et ces paroles m’ont souvent consolé. Ne nous laissons pas abattre par la tristesse. Espérons en Dieu, quand même. Nous sommes malheureux, nous souffrons beaucoup, mais nous comptons beaucoup sur Dieu, et il ne nous abandonnera pas.
Ne sois pas effrayée de ce que j’ai dit au commencement de ma lettre. J’ai des heures de découragement terrible. Cela se conçoit. Ma vie est une succession de tourments. Mais je suis bien gardé. Je ne succomberai pas. J’ai pitié de moi-même quand je me regarde. Je suis si malheureux ! Mais j’espère, malgré tout. Quand j’ai une heure, une minute de paix, je vois un avenir heureux, je vois notre petite maison paisible, ma bien-aimée à côté de moi et la joie de s’aimer comme des amants fous et la joie de faire de belles choses, de se remplir de hautes pensées et cette idée m’attendrit jusqu’aux larmes.
Ma bien-aimée Jeanne, comprends-tu, sens-tu comme je t’adore, comme je suis à toi ? Dans ma pensée, dans le fond de mon cœur, je suis à tes pieds, comme un chien, comme un pauvre être que tu pourrais maltraiter, piétiner, et qui te dirait merci. Tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir ce que tu es pour moi. C’est vrai que j’ai eu une vie mauvaise, je ne te l’ai pas caché. J’ai cherché toute ma vie un aliment à cette rage d’amour qui me tenait. Mais toutes mes expériences ont fini d’une manière horrible, parce que je ne trouvais pas ce que je cherchais. Tu représentes pour moi l’innocence, la pureté de l’épouse chrétienne. Tu es le vrai fruit d’amour que j’ai toujours désiré. Mon adorée, mon unique, ma seule joie, il me suffit de penser à toi pour perdre la raison. Je t’aime infiniment. Que puis-je te dire de plus ?
Il est certain que cette passion qui m’est venue pour toi, mon cher amour, est une souffrance très grande, ajoutée à mes autres peines. Mais je la bénis et je l’aime parce qu’elle est le principe d’un admirable espoir.
A Dieu, mon amie très douce, je te quitte, car je deviens complètement fou, et je dirais beaucoup de sottises. Tu es aimée par un aliéné.
Ton Léon.
Un mot, je t’en prie, un mot seulement pour me dire que tu as reçu cette lettre et que tu n’as pas trop de chagrin.