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Lettres à sa fiancée

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Samedi, 7 décembre 89.

Ma chère Jeanne bien aimée,

Qu’il me tarde d’être à demain !

C’est toujours une grande fête pour moi de te voir venir dans ma pauvre maison, car tu es à peu près tout pour moi, je le sens un peu plus chaque jour. Ma charmante amie, nous serons heureux, n’en doute pas, et peut-être que l’année ne s’achèvera pas sans qu’une nouvelle et grande consolation nous soit envoyée. Écarte la tristesse à force de prière et tâche de souffrir dans la paix de ton amour comme je m’efforce de le faire moi-même. Mais j’ai de plus grandes peines que toi et il n’y a pas de créature humaine qui ait plus besoin de secours que ton ami.

Ah ! si tu devenais catholique tout à fait et que tu connusses la douceur du Sacrement, du vrai sacrement eucharistique, ta joie serait grande, même dans les tourments, et tu aurais une force immense pour me consoler, pour me soutenir, car tu ne peux, en vérité, te faire une idée juste de la faiblesse et de la misère d’un homme dont l’âme fut si longtemps et si lourdement battue, piétinée, brisée par les plus insupportables souffrances.

Je te demande pardon, ma chérie, de parler encore de moi et surtout d’opposer mes chagrins aux tiens, mais il est dans la nature humaine de souffrir moins quand on regarde une souffrance plus grande et je voudrais que par l’effet d’une comparaison tes peines fussent adoucies.

Sais-tu, mon amour, ce qu’il y a de plus dur pour l’âme, c’est de souffrir, je ne dis pas pour les autres, mais DANS les autres. Ce fut la plus terrible agonie du Sauveur. Par dessous l’effroyable Passion visible du Christ, au delà de cette procession de tortures et d’ignominies dont nous avons déjà tant de peine à nous former une vague idée, il y avait sa Compassion qu’il nous faudra l’éternité pour comprendre, — compassion déchirante, absolument ineffable qui éteignit le soleil et fit chanceler les constellations, qui lui fit suer le sang avant son supplice, qui lui fit crier la soif et demander grâce à son Père pendant son supplice. S’il n’y avait pas eu cette compassion épouvantable, la Passion physique n’eût été peut-être pour Notre Seigneur qu’une longue ivresse de volupté, quoique elle ait été si affreuse que nous ne pourrions en supporter la vision parfaite sans mourir d’effroi.

Considère que Jésus souffrait dans son cœur avec toute la science d’un Dieu et que dans son cœur il y avait tous les cœurs humains avec toutes leurs douleurs, depuis Adam jusqu’à la consommation des siècles.

Ah ! oui, souffrir pour les autres, cela peut être une grande joie quand on a l’âme généreuse, mais souffrir dans les autres, voilà ce qui s’appelle vraiment souffrir !

Lorsque celui chez qui tu vas prier tous les dimanches, lorsque l’admirable saint Vincent de Paul n’ayant aucun autre moyen de racheter un pauvre galérien, payait de sa personne en prenant ses fers à sa place, ce héros chrétien dut éprouver une grande joie, mais en même temps une très grande douleur, une douleur qui surpassait infiniment cette joie, quand il vit que son sacrifice ne pouvait compter que pour un seul malheureux et qu’autour de lui, une multitude de captifs continueraient à souffrir. Jeanne, ma consolatrice très chère, tu sais bien ce que je veux dire quand je parle de ces captifs.

Laissons cela. J’ai besoin de toi, plus que je ne puis dire. J’ai besoin de toi, non seulement pour avoir la paix du cœur et des sens, mais pour accomplir mon œuvre que tu connais.

Il se trouve, je ne sais comment ni pourquoi, que tu rallumes dans mon esprit ce qui paraissait éteint et qu’à l’occasion de toi, je retrouve ce qui s’était obscurci. N’est-ce pas un signe, cela ?

N’aie donc pas peur, mon cher amour, nous serons heureux, bientôt sans doute et nous serons heureux comme des élus. Notre vie sera ravissante.

Avec toi pour compagne je travaillerai dans ma voie et je me sens capable, en vérité, de faire des découvertes si belles que tu en perdras la vue à force d’éblouissement.

Je sais bien qu’il faut une espèce de miracle puisque les obstacles sont si grands. Mais je l’attends avec confiance. Il viendra sûrement et ce ne sera pas le premier que j’aurai vu.

Prie beaucoup pour nous demain matin. J’ai cette idée très ferme que tout dépend de tes prières, mon ange très pur. Je ne sais plus quel est le saint très humble qui priait toujours ainsi :

« Mon Dieu, vous savez tout, vous pouvez tout et vous nous aimez. » Il ne savait, je crois, que cette prière et il obtenait tout ce qu’il demandait.

A demain donc, ma bien-aimée. Je ne souffre pas, j’ai la paix pour une semaine et je dessine au coin de mon feu.

Que Dieu te comble de bénédictions.

Je te serre dans mes bras,

Ton Léon.

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