← Retour

Lettres à sa fiancée

16px
100%

Samedi matin, 8 mars 90.

Ma bien-aimée, mon cher amour,

Ton âme tendre doit avoir de l’inquiétude et je t’écris, mon petit ange, pour la dissiper. Je vais beaucoup mieux aujourd’hui. Le chien féroce qui me tenait à la gorge est en fuite et je ne souffre plus. Mais, hier, j’ai souffert beaucoup. Après ton départ, j’avais passé une nuit d’insomnie accompagnée, vers le matin, d’un peu de délire, car, tu le sais, ma compagne chérie, ma douce femme tant désirée, c’est surtout le chagrin qui m’accable et si j’avais un peu de bonheur, je crois qu’on ne me verrait jamais malade. Le jour venu, j’aurais bien voulu rester chez moi. J’avais la fièvre et ma pauvre gorge était comme traversée de pointes de feu. Mais il a fallu sortir et marcher toute l’après-midi pour n’obtenir qu’un résultat presque dérisoire. Enfin, le soir, me sentant menacé d’une angine presque certaine, j’ai fait, en vue de me guérir, un acte de folie qui m’a réussi instantanément d’une façon merveilleuse. Avant de rentrer, je me suis fait servir un verre d’absinthe enragée, triple ou quadruple et je me suis coulé ça dans la gorge comme du plomb fondu. Presque aussitôt, le malaise intolérable a cessé, la fièvre est tombée et je n’ai plus senti qu’une douce chaleur, accompagnée du besoin de dormir. La cautérisation par le terrible alcool avait réussi. J’ai passé une nuit excellente et je suis, ce matin, parfaitement armé pour souffrir d’une autre manière.

Tu le vois, mon adorée, c’est admirable. Cependant, je ne voudrais pas recommander ce remède, il ne conviendrait pas à tout le monde.

Te voilà sans doute installée rue Boissière. Dieu veuille que tu n’y trouves pas d’ennuis imprévus. Il y aura, du moins, cet avantage que nous pourrons nous voir plus facilement. Tu sais, Jeanne, que tu es ma seule joie. Tu as été choisie de toute éternité pour être ma compagne. Il me semble que je vois cela très clairement. Tu es celle que j’ai tant cherchée et je veux espérer que ta prochaine entrée dans l’Église déterminera l’accomplissement des desseins de Dieu sur nous.

Nous serons unis, car il n’est pas possible que le Seigneur t’ait placée sur mon chemin uniquement pour nous faire souffrir. Ce qui rend mon amour pour toi si puissant, ma bien-aimée, c’est que tu n’as pas eu le dégoût de mon obscurité et de ma misère. Toutes les autres femmes auraient pris la fuite. C’est pourquoi tu vas être récompensée, dans quelques jours, par une joie immense dont tu ne saurais te faire une idée et un peu plus tard, j’en suis sûr, par quelque bonheur extraordinaire qui te ravira. Je suis certain de triompher un jour. Si je ne triomphais pas, aucun homme n’aurait jamais pu être trompé plus cruellement, car j’en ai reçu la promesse dans des circonstances véritablement divines. J’ai été accablé de signes surnaturels et quoiqu’aujourd’hui, je ne sois plus qu’une ruine en comparaison de ce que j’étais alors, quelques-unes de mes paroles ont pu te faire voir de quel merveilleux incendie mon cœur fut autrefois consumé. Le pauvre, le famélique, le mendiant, le fou, le désespéré, se relèvera dans sa force, et les êtres généreux qui auront eu pitié de sa souffrance, qui l’auront aimé à cause de sa souffrance, auront part à son triomphe et se réjouiront avec lui. Je sais bien que j’ai l’air d’un aliéné en parlant ainsi, mais je ne puis parler autrement, et tu es la seule qui me comprenne un peu. Ah ! ma chérie, si tu savais comme tu es la seule ! J’ai pourtant de bons amis, de très nobles cœurs dévoués, mais il n’en est pas un à qui je pourrais dire ce que je te dis, sans apercevoir en eux, presque aussitôt, la bienveillante pitié que doivent produire sur les gens raisonnables les discours d’un insensé. J’ai fait l’expérience, quelquefois, et je sais à quoi m’en tenir. Dieu a créé l’homme à sa ressemblance et les hommes le lui ont rendu en fabriquant la Sainte Trinité à leur misérable image. Il n’y a rien de plus ignoré que Dieu. Malheur donc à celui qui a des pensées divines. Mais bienheureuse et mille fois bénie la douce fille du Saint Esprit qui a aimé cet indigent, ce proscrit, ce captif, qui lui a donné tout son cœur, sans être un instant rebutée par sa mauvaise réputation et par son affreuse misère.

« La gloire de la Charité, disait Hello, c’est de DEVINER. Celui qui aime la grandeur et qui aime l’abandonné, quand il passera à côté de l’abandonné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est là. » Souviens-toi de cette parole, Jeanne, elle est très belle.

Veux-tu, maintenant, savoir pourquoi la gloire de la troisième personne divine est de deviner ? C’est parce que la gloire de la deuxième consiste à être cachée ainsi qu’il est écrit au livre des Proverbes (chap. XXV, 2). Tu vois que l’idée d’Hello est assez sublime et certes le pauvre grand homme eût été bien étonné de mon explication, car il était bien éloigné de posséder mon exégèse, si éloigné qu’un jour il cessa de me voir jusqu’à la mort, parce que certaines confidences faites par moi l’avaient rempli d’épouvante.

Mon adorée, j’espérais finir cette page. Mais l’heure me presse. Il faut que j’aille souffrir. Si tu peux venir me prendre dimanche, c’est à dire demain, je t’attendrai jusqu’à 5 heures et demie. Si tu ne peux pas, il est inutile de m’écrire. J’irai te rejoindre chez Mademoiselle T…

Je t’envoie un grand baiser.

Et je suis à toi d’une façon parfaite.

Ton Léon.

P. S. — Je suis profondément frappé de cette idée que tu vas entrer dans l’Église, que tu vas devenir effectivement une fille du Saint-Esprit et que cela est en partie mon œuvre, en ce sens que tu reçois cette récompense magnifique de ton miséricordieux amour pour le pauvre désespéré.

La gloire du Père (Joseph) c’est de cacher ; la gloire du Fils (Joseph) c’est d’être caché ; la gloire de l’Amour (Joseph) c’est de trouver. Quelles pensées sublimes !

Quand donc me sera-t-il donné de les expliquer ? puisque je ne vis que pour cela.

Chargement de la publicité...