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Lettres à sa fiancée

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31 octobre 1889.

Jeanne, mon cher amour,

Je t’adore et tout mon cœur est à toi. Je suis toujours à tes pieds, ma petite reine du nord, et tes beaux cheveux si fins m’ont donné une joie d’enfant. Je les ai baisés avec une ardeur d’amour qui peut aller chez un homme tel que moi jusqu’à la souffrance et jusqu’à la suffocation. Il est impossible que tu ne comprennes pas cela, mon amoureuse chérie, qui prétends ne rien entendre à la vénération romaine pour les reliques des Saints.

Le défaut, l’unique défaut peut-être de ton éducation est d’avoir mis en toi une confiance trop grande dans les spéculations de l’esprit, et je t’avoue que cela m’inquiète et m’attriste parfois quand j’y pense. Je voudrais que tu vécusses beaucoup plus par le cœur que par la pensée, parce que c’est ainsi que j’ai toujours fait et qu’alors nous serions beaucoup plus unis.

Puisque tu dois être ma femme, puisque tu l’es déjà par mon choix et par notre irrévocable volonté formelle, il est nécessaire que tu me comprennes bien, que tu saches exactement quel homme je suis. Une erreur très grave et très funeste, puisqu’elle t’empêcherait d’être complètement unie à moi, serait de croire que je suis un penseur, un homme intellectuel. Je sais en réalité peu de chose et je n’ai jamais compris que ce que Dieu m’a fait comprendre quand je me suis fait semblable à un petit enfant.

Je suis surtout — ne l’oublie jamais — un adorateur et je me suis toujours vu au dessous des bêtes, toutes les fois que j’ai prétendu agir autrement que par l’amour et les opérations de l’amour. Dieu m’a donné de l’imagination et de la mémoire, rien de plus, en vérité. Mais j’ai la raison fort pesante, à peu près comme pourrait être la raison d’un bœuf et la faculté d’analyse, telle que les philosophes l’entendent, me manque d’une manière absolue.

Ma mère, à qui je ressemblais beaucoup, m’a dit souvent, en m’appliquant une parole célèbre qui fut dite autrefois d’un grand docteur de l’Église : « Mon cher enfant, il est vrai que tu es un bœuf, mais un bœuf dont les mugissements étonneront un jour la chrétienté. » Pauvre mère douloureuse et chérie, elle me préférait à tous mes frères, parce qu’elle croyait que Dieu avait mis en moi de grandes choses. Je ne sais si mes beuglements auront à la fin une telle puissance, mais je sais fort bien que la faculté d’aimer est développée chez ton ami d’une manière inouïe. Cela, je t’assure, me suffit et je ne demande rien de plus, parfaitement assuré que le reste me sera donné par surcroît. La philosophie m’ennuie, la théologie m’assomme, les paroles sans amour me sont inintelligibles, les raisonnements des sages m’apparaissent comme un cloaque de ténèbres et l’orgueil de l’esprit humain me fait vomir.

Rappelle-toi, je t’en supplie, les expressions de Notre Seigneur, au chapitre onzième de Saint Matthieu, vers. 25 : « Je te prends à témoin, je confesse devant toi, mon Père, seigneur du ciel et de la terre, que tu as caché ces choses aux savants et aux prudents et que tu les as révélées aux petits. »

Crois-tu, ma bien-aimée, que ces superbes réformateurs, qui osèrent prendre sur eux de détourner de leur Mère des centaines de millions d’âmes, se souvenaient de cette parole ?

J’ai connu une très pauvre fille — Véronique — dénuée de science autant qu’on peut l’être, mais dont le cœur flambait comme toutes les étoiles des constellations. Elle ne savait rien, excepté son propre néant et l’obéissance irraisonnée, telle que l’exige le pur amour. A cause de cela, elle fut élevée à la contemplation de la gloire de Dieu et reçut des lumières si grandes que je ne puis y penser sans mourir d’admiration et d’effroi.

Ma chère Jeanne, si tu pouvais croire que l’effort de ton esprit te portera à la vérité religieuse, tu te tromperais aussi cruellement que si tu prenais le chemin des glaces du pôle pour aller dans l’Inde. Ceux qui ont voulu chercher un passage ont été jusqu’à ce jour frappé de mort.

Tu me dis que tu es hérétique plus que je ne le pense. Je le pense beaucoup, hélas ! et c’est une pensée pleine de douleur pour moi, ma pauvre enfant. Je suis hérétique a toujours signifié : je suis séparé de Dieu, ennemi de Dieu, je n’ai plus de Mère, je n’ai plus de Père, je n’ai plus de frères, je suis privé de foi, d’espérance et d’amour et mon âme désolée ressemble à une solitude épouvantable. — Seulement, chère amie de mon cœur, tu répètes les leçons de ton enfance et tu ne sais pas ce que tu dis. Si tu le savais, je serais percé de désespoir et forcé de renoncer à toi.

La vénération des Reliques des saints, aussi ancienne que l’Église, t’embarrasse, ma chérie. Cependant les objets qui ont appartenu, par exemple, à ton père te sont précieux. Si tu possédais une parcelle de ses ossements, tu l’enfermerais avec soin dans un coffret capitonné et tu regarderais quelquefois ce pauvre débris avec attendrissement. Pourquoi veux-tu que Dieu qui est l’Amour même ne se complaise pas dans les restes mortels de ceux qui furent ses grands amis sur la terre et qui partagent aujourd’hui sa gloire ? L’Église romaine (quelles que puissent être à cet égard les calomnies hérétiques) enseigne simplement que l’Esprit de Dieu, c’est à dire, la Troisième Personne divine réside sur la dépouille des saints, comme ces parfums puissants qui ne peuvent se détacher des objets qu’ils ont saturés, et, qu’à ce titre, la dépouille des saints mérite, non pas l’adoration, mais un culte d’honneur et de vénération profonde. Voilà tout. Je ne comprends même pas qu’une chose aussi naturelle puisse être un sujet d’étonnement. Je donnerais ma vie pour baiser les os de Joseph dont il est parlé dans l’Exode, XIII, 19, et je crois, sur le témoignage de Dieu, que les plus grands miracles peuvent être opérés par de saintes reliques. Je te recommande le texte du quatrième livre des Rois, XIII, 21 et celui de l’Ecclésiastique, XLVIII, 14.

Je souffre beaucoup de te savoir encore hérétique, mais, mon cher amour, je ne suis pas inquiet. Il est évident pour moi que Dieu te désire et qu’il t’appelle. C’est pour cela qu’il t’a donné de l’amour pour moi. Il fallait que ton cœur fût attendri, amolli, rendu humble par l’effet d’une tendresse humaine. Tu penseras un jour comme moi ou plutôt tu sentiras comme moi et les objections que tu peux avoir aujourd’hui te sembleront bien peu de chose.

Je me rappellerai, je crois, toute ma vie, une visite que je fis, il y a bientôt dix ans, à Lyon ville des martyrs, à la crypte où sainte Blandine et saint Pothin expirèrent après d’horribles supplices pour l’amour de Jésus sous le règne du doux philosophe Marc-Aurèle. Je reçus là une des plus vives impressions dont l’âme humaine soit capable. Je fondais de tendresse, je sanglotais de joie et cette impression a duré longtemps. J’eus alors une lumière de plus sur les saints, sur l’Amour du Dieu vivant résidant au milieu de ses morts bien-aimés et je sens bien que ni les séductions ni les tourments de ce monde ne pourront jamais affaiblir cette clarté des cieux.

Chère Jeanne, mille fois aimée, aie confiance dans ton âme, dans la belle âme que Dieu t’a donnée, ne te défie pas de ton cœur. Il sera toujours plus grand, plus fort, plus généreux que ton esprit, lequel te perdrait infailliblement si tu avais le malheur de ne compter que sur lui. — Si tu savais comme je méprise le mien, comme je le bafoue et comme je le flagelle aussitôt qu’il entreprend de commander à mon cœur dont il ne doit être, suivant la nature, que le très humble et très obéissant domestique. Nous avons été formés à la ressemblance de Dieu, du Dieu qui est Trois en Un, le Père et le Fils dans l’unité de l’Amour. Ce qui correspond en nous au Père, c’est l’ensemble merveilleux de nos organes physiques et intellectuels ; le Fils est représenté par la faculté de connaître, c’est à dire la Raison humaine ; mais tout cela ne serait rien sans le don d’Amour qui surpasse tout, qui est plus grand que tout, qui fait en nous l’harmonie suprême. Ceux qui n’obéissent qu’aux deux premiers sont des brutes de chair et d’orgueil. Ceux qui suivent le Troisième resplendiront un jour comme des soleils, — fussent-ils des monstres de laideur, fussent-ils des idiots, fussent-ils chargés de tous les crimes et de toutes les ordures de l’humanité.

Bien-aimée, j’écrirai un jour pour toi et pour d’autres ce que je pense de l’amour, car cette lettre trop courte et trop écrite à la hâte ne permet guère l’expression de pensées aussi sublimes.

Demain, songes-y bien, c’est une des plus grandes fêtes de l’Amour. C’est la fête de tous ceux qui ont aimé Jésus-Christ, qui lui ont donné leur âme et leur sang par pur Amour, qui ont été sans orgueil, sans confiance en eux-mêmes et qui à cause de cela éclatent de la plus inimaginable splendeur.

A demain donc, ma Jeanne chérie. Je t’adore et je supplie Notre Seigneur Jésus et sa Mère de te bénir et de ravir de joie ta chère âme. Je t’aime d’un amour si grand que je consentirais à n’avoir jamais de bonheur si je pouvais, à ce prix, te faire entrer dans la lumière.

Ton Léon Bloy.

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