Lettres à sa fiancée
Samedi matin, 15 février 90.
Ma Jeanne adorée, mon cher trésor d’amour,
Ma lettre que tu as dû recevoir hier soir, en même temps que je recevais la tienne, t’a, sans doute, rassurée. Je vais beaucoup mieux, en effet, et malgré mes affreux ennuis d’argent, j’ai une sorte de paix depuis que j’ai reçu ta première lettre.
Je n’aime pas que tu me dises que tu es indigne de moi. Cela n’est pas juste. Il est possible que tu voies dans ton pauvre amoureux des qualités d’esprit et des qualités de cœur. Je mentirais sottement si je disais que je suis un homme de rien. Mais, mon amour, tout ce que je puis avoir de bon m’a été donné et ensuite m’a été conservé malgré moi, car j’ai commis de très grandes fautes, qui auraient dû éloigner la grâce. Je me suis souvent révolté contre Dieu et j’ai plus souvent encore oublié ses dons. Certaines actions de ma vie me font horreur.
Écoute, ma chérie, il faut nous aimer beaucoup, de toutes nos forces, mais il faut nous voir tels que nous sommes. Je ne pourrais pas être très heureux si tu me respectais trop. Je te l’ai dit plusieurs fois, il y a en moi beaucoup d’enfantillage, de faiblesse et j’aurai souvent besoin que tu me soutiennes, que tu me consoles, que tu me relèves, avec d’autorité d’une mère pleine de tendresse. Si tu me respectes toujours, qu’est-ce que je deviendrai ?
Tu me parles de la communion et de la fête de Pâques. Je tâcherai de me préparer à communier avec toi, si tu peux être prête à cette époque. Mais justement, ce bon conseil que tu me donnes, mon petit ange gardien, est une bonne occasion de te montrer la grande misère de ma pauvre âme. Je n’ai jamais cessé d’aimer Dieu et je me suis toujours senti capable de donner ma vie pour sa gloire s’il l’avait fallu. Mais depuis la catastrophe horrible de Véronique, l’esprit de prière est sorti de moi. J’ai eu dans le cœur comme un ulcère, comme une plaie douloureuse que d’autres malheurs ont encore élargie et envenimée. D’un autre côté, j’ai été livré à la convoitise déréglée de mon sens charnel et je n’ai jamais pu retrouver mon ancienne piété qui fut vraiment extraordinaire. Alors, je me suis souvent dressé contre Dieu, lui reprochant de m’avoir abandonné, d’être un maître trop dur, trop terrible pour ceux qui l’aiment. Cette souffrance cruelle de me sentir comme exilé est venue s’ajouter aux autres et les aggraver.
Mais je comprends très bien, cependant, que cela n’est qu’une crise très longue, il est vrai, très effrayante, mais qui doit avoir un terme et je crois que tu m’as été envoyée pour me guérir. Je le crois fermement, profondément, et il faut que tu le croies aussi. C’est pour cela que j’ai tant désiré ton entrée dans la Sainte Église.
Il faut bien comprendre, vois-tu, qu’il y a véritablement deux hommes en moi, très séparés, très divisés. Je suis, par excellence, l’homme double et inconstant dans ses voies dont parle saint Jacques, ce doux Apôtre qu’on appelait le frère du Seigneur.
Ma raison toujours intacte et toujours éclairée par la foi, n’a pas un seul instant vacillé, mais mon cœur, hélas ! mon pauvre cœur ! qui pourrait croire que le même homme qui voit si clairement la gloire de Dieu, qui dit des choses capables de relever le courage de ses frères désespérés et qui ne saurait parler de la Trinité sainte sans pleurer d’amour, — qui pourrait supposer que ce même homme est livré chaque jour aux plus violentes tentations et qu’il n’est pas un seul instant maître de son cœur ?
Tu sais, ma bien-aimée, qu’autrefois, il y a beaucoup d’années, j’ai demandé pendant de longs mois, d’avoir beaucoup à souffrir pour la gloire du Seigneur. Mes prières presque continuelles furent si ardentes, si passionnées, que je ne pourrais t’en donner une idée exacte. Je t’ai déjà raconté cela et je te demande pardon d’y revenir. Mais, crois-moi, c’est de tous les événements de ma vie, le seul qui puisse l’expliquer. Dieu qui nous connaît parfaitement, écoute nos prières avec bonté et il nous donne non pas ce que nous lui demandons, mais ce qu’il nous faut. Cette pensée doit être le principe de toute résignation chrétienne. Je lui demandais de me faire souffrir pour mes frères et pour Lui-même, dans mon corps et dans mon âme. Mais je pensais à des souffrances très nobles et très pures, qui, je le vois bien aujourd’hui, eussent encore été de la joie. Je ne pensais pas à cette souffrance infernale qu’il m’a envoyée et qui consistait à se retirer en apparence de moi, à m’abandonner sans défense au milieu de mes plus cruels ennemis. Lorsque je reçus le dépôt de cet être prodigieux que j’ai nommée Véronique, je me crus exaucé, ayant beaucoup à souffrir chaque jour par l’angoisse continuelle d’une pauvreté extrême dont il me fallait préserver ce vase de louanges infinies. Mais, en même temps, j’avais des révélations, des joies célestes que les anges eussent enviées. Ce n’était donc pas encore la vraie souffrance. Mais lorsque Dieu vint me reprendre ce qu’il m’avait fait l’honneur de me confier, je connus enfin ce que c’est que d’être vraiment malheureux !
Imagine un superbe oiseau, accoutumé à planer dans le bleu des cieux, à se baigner dans les rayons brûlants du soleil, à qui, tout à coup, on couperait les ailes pour l’enfermer dans une cave ténébreuse où il lui faudrait ramper en compagnie des plus dégoûtants reptiles.
Il n’y a que toi, Jeanne, qui puisse bien me comprendre, parce que tu es envoyée pour cela, parce que je t’ai beaucoup dit et parce que tu m’aimes. Ayant été visiblement créé pour chercher la Femme, ayant reçu à ce sujet des lumières exceptionnelles et me voyant soudainement privé de ces lumières, destitué de toute joie, de toute prière, me sentant désormais tout seul, tout faible et abandonné d’une manière infinie, l’impulsion de ma nature a continué pourtant et je me suis éperdument acharné à la poursuite de l’amour. Ah ! Celui qui m’a créé, Celui-là seul peut savoir combien je suis fait pour l’amour et ce que j’ai pu souffrir en le cherchant dans les ténèbres. Mes expériences ont été épouvantables. Mon âme était si noire et si désolée qu’on aurait cru, vraiment, que mon approche donnait le mal de la mort ! Je t’ai parlé d’une pauvre jeune femme d’une beauté touchante qui m’a aimé jusqu’à la mort et quelle mort ! Celle que je raconte dans mon livre en me l’attribuant à moi-même. Elle devint ma maîtresse, l’infortunée ! et presque aussitôt je compris que je m’étais trompé, qu’elle n’était pas celle que j’avais cherchée et ce fut l’enfer. La malheureuse victime lut dans mon âme et en mourut de désespoir, le cœur plein de moi, avec la douceur d’un agneau qu’une brute égorge dans un abattoir.
Ce qui se passa dans mon âme à cette époque, ne peut être exprimé par aucune littérature. Le Désespéré n’en est qu’une bien faible traduction. J’ai dû faire pitié à toutes les intelligences des Cieux et il m’en restera toute ma vie un fonds de tristesse que ton amour seul, ma chère élue, pourrait adoucir.
Je te demande pardon, Jeanne, de ces tristes confidences, mais notre amour est arrivé à un point tel qu’il faut que tout soit dit entre nous. Ta lettre d’hier soir et ta lettre de ce matin m’ont décidé à t’écrire ainsi que je le fais. Si tu ne connais pas tout mon mal, comment pourrais-tu me soigner et me guérir ? songe qu’après ces épouvantables douleurs, ayant le cœur en lambeaux et me faisant horreur à moi-même, j’ai continué à chercher. Ce mot-là dit tout.
Aujourd’hui, mon amour, je ne cherche plus. Mais le sang de mon âme est sorti par tant de blessures que je n’ai presque plus de force et qu’il faudrait que ma délivrance complète arrivât bientôt.
Tu sais que je vois le symbole en tout et partout, même dans les fictions les plus vaines de l’esprit humain. Voici donc une idée qui m’est venue et qui plaira peut-être à ton imagination si claire et si poétique. Tu as lu dans ton enfance ces contes de fées qui sont à peu près identiques chez tous les peuples et qui m’ont l’air de cacher un sens profond. Il arrive, par exemple, qu’un prince, en punition de quelque faute ou par la volonté seule d’un mystérieux enchanteur, est transformé, configuré à l’image d’un monstre et condamné à souffrir sous cette hideuse enveloppe jusqu’au jour où une princesse très pure et très bonne consent à l’aimer et à devenir sa femme. Alors il reprend sa véritable forme et leur bonheur est parfait. Eh ! bien, je suis sûr, absolument sûr, que c’est là notre propre histoire. Tu me tireras de ma prison, ma chère petite princesse, tu me rendras à moi-même et à Dieu et nous serons heureux comme les bienheureux des cieux. Mais il faut indispensablement que tu appartiennes à la véritable Église du Christ, que tu deviennes enfant de Marie comme je le suis moi-même. Autrement, je le sens bien, tu n’aurais pas le pouvoir de me délivrer. Celui qui a tant cherché la Femme et l’Amour ne peut être sauvé que par une fille du Saint Esprit.
Je me mets donc à genoux à tes pieds. Je te prie en larmes du fond de ma misère, du fond de mes ténèbres, du fond de ma honte et du fond de mon ordure. Viens à mon secours. Hâte-toi pour l’amour de Dieu. Je n’ai que toi, que toi seule au monde. Aie pitié du malheureux qui t’adore et à qui tu es plus chère que sa propre vie.
Ton Léon.