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Lettres à sa fiancée

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Vendredi matin, 14 février 90.

J’ai lu ta lettre avec ravissement, ma Jeanne adorée. Tu as une admirable et douce fille de Dieu que je bénis du plus profond de mon cœur. Je ne puis donc m’empêcher de t’écrire encore une fois. Tu te plaignais tendrement l’autre jour de ne pas recevoir assez de lettres, nous verrons maintenant si tu te plaindras d’en recevoir trop. Mais tu me donnes tant de consolation, ton amour me remplit d’un si délicieux attendrissement qu’il m’est impossible d’attendre à dimanche pour te l’exprimer. Cependant, ne viens pas chez moi. J’en aurais une joie extrême, mais, mon pauvre petit ange, ton temps est trop précieux pour faire une course aussi longue et puis ce ne serait pas prudent. D’ailleurs, je vais beaucoup mieux depuis que tu m’as écrit. Les deux premiers jours seulement ont été cruels, et cela venait de tes larmes que j’avais vu couler par ma faute. Tant mieux, cela m’a servi à mieux voir la profondeur de mon amour.

Je t’ai écrit une chose qui t’a effrayée. Je n’ai pu m’en empêcher. Je voulais que ma pauvre âme t’apparût dans toute sa misère et toute sa faiblesse. Mais rassure-toi, je suis bien gardé. Ma raison et ma foi me disent que je ne pourrais rien entreprendre contre moi, à cause de la volonté de Dieu qui me destine certainement à accomplir un de ses desseins. Je suis persuadé que je ne peux pas mourir auparavant, ni par la misère, ni autrement. C’est une idée très forte et très vivante en moi. Je te l’ai dit, ma vie est une espèce de miracle, et depuis des années, je me vois investi de surnaturel. Cela est en dehors de moi, indépendant de mes mérites ou de mes démérites. C’est Dieu qui fait ce qui lui plaît. Je t’ai déjà fait remarquer cette merveille. Quoi que je fasse, que je m’aide ou que je ne m’aide pas, que j’accomplisse de bonnes ou de mauvaises actions, ma destinée suit son cours uniforme, c’est à dire que je suis soutenu tout juste assez pour subsister en souffrant jusqu’au jour marqué. Ce jour est inconnu, mais j’ai le sentiment intime que tout ce que je tenterais auparavant pour sortir de ma prison, par n’importe quel moyen, serait absolument inutile. Donc, il faut avoir pitié de moi puisque je suis malheureux deux fois, ayant à souffrir une peine que personne ne pourrait comprendre, mais il ne faut pas craindre de me voir périr. Ainsi, ma bien-aimée, mon adorable petit cœur d’or pur, ne t’inquiète pas, oublie cette vision de désespoir. Nous n’en parlerons plus jamais.

Je veux te rassurer aussi d’un autre côté, ma chérie. Je n’ai jamais cru un seul instant, d’une manière sérieuse, que tu pourrais te moquer de moi ou me mépriser. Ce sont là des expressions outrées dont il faut tenir peu de compte. Je ne serais pas ce que je suis, c’est à dire un artiste, si cette chienne de littérature n’intervenait pas jusque dans les mouvements les plus naïfs de mon cœur. Puis, je suis si vibrant, si passionné quand je t’écris, mon cher amour, qu’il m’est difficile quelquefois de surveiller mon esprit et de garder la bonne mesure. Songe que tu représentes pour moi le bonheur que je n’osais plus rêver, que tu es, à mes yeux, plus qu’aucune autre créature, l’image vivante du Dieu de bonté qui t’a choisie depuis l’éternité pour devenir un jour ma compagne. Ah ! si tu savais combien mon cœur se dilate, comme il se fond de délices, comme il brûle dans ma poitrine quand j’écris ce mot charmant, ce mot divin, quand je te nomme ma compagne pour toujours, mon épouse chérie, l’âme de mon âme, la chair de ma chair, la moitié de moi-même ! Quand nous aurons enfin la joie suprême d’être unis, si tu savais de quelle tendresse, de quelle douceur d’amour je t’envelopperai. Tu es aimée, tu seras aimée comme une reine voudrait l’être.

....... .......... ...

Cependant, tu as raison, mille fois raison de vouloir que nous ne brûlions pas nos ailes avant ce jour. Nous serions si malheureux, nous salirions une chose si belle, nous gâterions un si beau poème ! Que veux-tu ? Nous souffrirons aussi patiemment que nous le pourrons, et Dieu sans doute, qui mesure le vent à la brebis tondue et qui nous verra souffrir pour lui, pour lui seul, abrégera notre temps d’épreuve.

Je suis tout à fait content que tu me voies faible, tel que je suis, et que cela te rassure. Il me serait pénible de te voir persuadée de ma force pour qu’ensuite tu eusses le chagrin de perdre cette illusion. Il faut toujours voir les choses telles qu’elles sont.

Tu dis avec beaucoup de noblesse qu’autrefois tu as été forte parce que tu étais sans amour et que maintenant ton amour te fait sentir combien tu es faible en réalité. Remarque bien ceci, mon adorée. L’amour ne te rend pas faible, puisqu’il est le principe de la force vraie, mais il fait paraître à tes propres yeux le néant de la force illusoire, sur laquelle tu t’appuyais avant de le connaître. En d’autres termes, il te rend humble et te prépare ainsi à devenir forte véritablement.

Pour moi qui suis saturé d’amour, je sens admirablement ma faiblesse. Lorsque nos deux cœurs unis, par l’amour parfait, seront ensemble dans la main de notre Père des cieux, nous deviendrons infiniment forts pour connaître, pour souffrir et pour adorer.

Il y a dans ta lettre délicieuse que je relis depuis hier soir, un passage qui me ravit. Tu m’apprends que la douce Vierge Mère a enfin parlé à ton cœur. Ma bien-aimée, tu sais combien j’ai pris patience avec ton préjugé d’éducation, et combien je me suis toujours montré plein de réserve sur ce point que je juge pourtant essentiel. J’attendais l’effet de la grâce divine sur ton cœur et sur ton esprit. Le culte, non d’adoration, mais de vénération infinie et d’amour sans bornes pour Marie est d’une telle importance que, sans lui, tout est stérile. Les pauvres âmes innombrables que de criminels imposteurs ont autrefois privées de cette merveilleuse lumière que l’Église a nommée l’Étoile du matin — qui est précisément le nom de Lucifer — ces chères âmes dépossédées font pitié au Seigneur et vivent sous l’empire de sa Miséricorde infinie, mais elles ne peuvent avoir part, du moins en cette vie, au rayonnement de sa Gloire, parce que sa gloire c’est précisément Marie. Toutes les fois que, dans la Bible, je rencontre le mot gloire, je lis indifféremment Marie ou l’Esprit Saint. Quand Dieu, qui seul en a le pouvoir, t’aura complètement éclairée, nous étudierons ensemble ces textes sacrés et tu en auras des éblouissements, tu en crieras et tu en sangloteras d’admiration, car alors, tu verras distinctement, face à face, la Troisième Personne divine. Mais, ma pauvre petite protestante, aussi longtemps que tu n’auras pas mis les deux pieds sur tes préjugés, aussi longtemps que tu n’auras pas connu Marie et que tu ne lui auras pas donné ton cœur, tu seras dans les ténèbres, parce que c’est en elle et par elle seule que le Saint Esprit peut être obtenu. Ce que je te dis là, mon cher cœur, mon doux amour, est profondément sérieux, et d’autres que moi ne te le diraient pas. Je ne crois pas qu’il y ait au monde un seul prêtre capable de te présenter ainsi cette sublime question. Il faut donc, puisque tu veux entrer dans l’Église, te contenter ouvertement de l’enseignement ordinaire qui te suffira parfaitement avec la grâce de Dieu, et réserver dans le secret de ton âme l’enseignement exceptionnel que je te donne et qui te fera briller devant le Seigneur comme un magnifique flambeau.

Tu sentiras, tu comprendras que le Verbe fait chair, Jésus Rédempteur, ayant été donné au monde par Marie, sa mère, il faut nécessairement qu’à notre tour, nous autres qui sommes ses membres et ses frères, nous soyons engendrés par Elle, non pas selon la chair, mais selon l’Esprit. L’Église, dont le langage est ordinairement mystérieux, puisqu’elle est forcée de parler comme Dieu lui-même a parlé, nous enseigne que nulle grâce, nulle force, nul amour, que rien, absolument RIEN, ne nous vient de Dieu, sinon par Marie — c’est à dire par l’Amour de Dieu, et par sa gloire — et cela, c’est une admirable, une sublime vérité. Maintenant, si tu me demandes comment il se fait que Marie, qui était une vraie femme ou plutôt la vraie Femme, comme Jésus était le vrai Homme, se trouve tellement confondue avec la Troisième Personne divine qu’on ne puisse les séparer, je serai forcé de te laisser sans réponse. Je ne suis pas le confident de la Sainte Trinité. Mais je sais d’une manière absolue, infiniment certaine, qu’il en est ainsi. L’Église, toujours mystérieuse, appelle Marie l’Épouse du Saint Esprit. Cette expression ne donne pas beaucoup de lumière, cependant elle permet de supposer une importance et une dignité inouïes à la Mère du Fils de Dieu.

Va donc vers Elle, mon cher ange, avec une simplicité d’enfant. Tu en seras récompensée d’une façon sublime, et les mystères qui t’embarrassent et qui m’embarrassent moi-même s’élucideront un jour pour nos deux âmes, j’en ai la certitude et j’ose te le promettre au Nom de Dieu.

Je t’ai dit quelquefois que j’espérais beaucoup de ta conversion pour ma délivrance, pour notre bienheureux mariage. Je n’osais pas te dire toute ma pensée. J’espère tout de Marie. C’est Marie qui doit te donner à moi. Fais-y bien attention. Avant que je ne vinsse au monde, ma mère, qui était une chrétienne au cœur profond, a voulu que je ne fusse pas son enfant. Par un effort extraordinaire de volonté et d’amour, qui ne peut être compris que des âmes supérieures, elle a complètement abdiqué entre les mains de Marie ses droits maternels, faisant la Sainte Vierge responsable de tout mon destin, et tant qu’elle a vécu, elle n’a cessé de me dire avec une obstination sublime, que Marie était ma vraie mère, d’une façon très spéciale et très absolue. C’est donc à Elle qu’il faut t’adresser, ma bien-aimée Jeanne, si tu tiens à m’obtenir.

Je te laisse sur cette pensée. Voilà plusieurs heures que je t’écris et je n’ai plus une seule idée.

Ton Léon-Marie.

P. S. — Qu’il me tarde d’être à dimanche. Mais j’ai bien peur d’être sans le sou et ma peine est grande. Tu trouveras ton pauvre Léon bien enrhumé. J’ai eu si froid depuis quelque temps. Mais voici le mois de mars, qui approche, le mois de saint Joseph que j’aime tant, espérons beaucoup.

Ne manque pas la messe, dimanche matin.

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