Lettres à sa fiancée
Rue Blomet, mardi de Pâques 90.
Tu m’as rappelé dernièrement, ma bien-aimée, la lettre que je t’écrivis le lendemain de ton premier baiser. J’avais été transporté hors de moi, ce jour-là. Le sentiment presque divin de notre naissant amour me ravissait jusqu’au ciel, me rendait semblable à un insensé. Cet état merveilleux s’est renouvelé pour moi hier matin.
Si j’avais pu t’écrire tout de suite, tu aurais eu sans doute une lettre étonnamment passionnée qui t’aurait peut-être troublée. Dieu qui nous garde et qui nous porte dans sa main paternelle avec une tendresse infinie ne l’a pas permis et nous devons croire sans réserve à son admirable sagesse.
Je ne crois pas que dans le cours de ma vie j’aie jamais éprouvé des mouvements de cœur d’une aussi grande violence. Il me semble que si cela avait pu durer, j’aurais perdu la raison.
Ce matin, après une longue nuit d’un sommeil profond, je suis plus calme. Je peux t’écrire en paix, mon cher amour. La journée d’hier où j’ai senti, jusque dans le fond de mon être, la réalité substantielle, absolue de mon amour pour toi comme je ne l’avais jamais sentie, cette journée, ce lundi de Pâques inoubliable me paraît, en ce moment, comme un songe. Il me serait, je le vois bien, à peu près impossible de t’exprimer avec exactitude ces choses extraordinaires. Mon esprit ne m’appartenait plus. Je ne pouvais ni écrire, ni penser. L’idée que tu allais être mienne bientôt, que nous allions être unis, que nous ne ferions plus qu’un seul être prosterné devant Dieu, me remplissait entièrement, me rendait incapable de tout et m’attendrissait d’une manière si merveilleuse que je croyais à chaque instant m’évanouir.
Je t’écris cela, mon adorée, très naïvement, sans aucune littérature et il faut me croire avec simplicité.
J’essayais de fixer mon attention sur autre chose, je m’efforçais de lire, les mots et les phrases n’avaient aucun sens. La prière même n’était qu’un balbutiement mécanique. Il ne montait du fond de mon âme que ton nom chéri, ma douce Jeanne, qui restait sur mes lèvres comme du miel et qui m’enivrait comme un alcool puissant. Les hommes et les choses autour de moi n’apparaissaient que dans un brouillard de pleurs et je n’apercevais que toi dans les créatures que je rencontrais. Ma joie, mon attendrissement étaient si extrêmes que j’aurais embrassé tous les passants. Je me rappelle cette circonstance risible d’un pauvre homme grotesque portant sous son bras un parapluie lamentable. J’avais envie de le couvrir de baisers en l’appelant : mon cher ange ! Si j’étais entré dans une boutique, j’aurais peut-être dit à la marchande : Donne-moi quatre sous de beurre, ma bien-aimée ! Enfin, j’étais fou à enfermer.
Ayant dû sortir pour l’argent que j’ai trouvé d’ailleurs très facilement, j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas pleurer dans la rue. Je te parlais sans cesse en marchant et je me sentais fondre en larmes.
Je me rappelle un mot du comte de Lorgues qui me parlait de toi l’autre jour et qui me disait que probablement, ton sentiment pour moi était plus grand que le mien. Le pauvre vieux avait cru remarquer cela. Je ne répondis pas. A quoi bon ? Je suis extrêmement réservé quand je parle de toi. Mon amour est d’une telle nature et va si loin dans mon cœur, que je craindrais de le profaner en essayant de le montrer à des personnes étrangères.
Que cet amour bienheureux, ma chérie, reste entre nous deux, qu’il soit notre secret, notre cher trésor. Ma réserve a été si grande qu’il est possible que d’autres amis pensent comme le comte. Que nous importe ? Je te mets au défi de m’aimer plus que je ne t’aime.
Remarque bien, ma chère âme, que je ne suis pas un homme comme les autres et que malgré des expériences terribles, je te porte un cœur vierge. Tu l’as compris déjà. Avant toi, j’ai cru aimer et je n’aimais pas. Sans le savoir, c’était toi que je cherchais parmi toutes les créatures, toi, qui avais été formée de toute éternité par la volonté de Dieu pour devenir un jour ma compagne. C’est pour cela que tous les souvenirs de mon passé sont remplis de tristesse et d’amertume, tandis que notre amour ne peut me donner que la joie parfaite. La Joie parfaite ! Comprends-tu cela, mon adorée ? Dieu et nous ! La vie divine et la vie humaine réalisées complètement à la fois par notre union. Je ne puis te dire combien cette pensée m’enivre.
Je t’ai quelquefois étonnée, j’ai même dû te faire un peu souffrir, quand je te parlais de notre tendresse et particulièrement de la mienne, en appuyant un peu sur le côté sensuel que les hypocrites écartent avec tant de soin. Il est bien possible que j’ai dépassé quelquefois la mesure. Mais, considère avec attention, ma petite brebis très blanche, que j’avais à faire toute ton éducation, ayant promis d’être ton médecin. Il fallait penser à tout, puisque nous sommes à la fois esprit et chair. Je voulais que tu devinsses tout à fait ma femme, la femme sans aucun préjugé qu’il me faut et la femme qu’il faut être quand on veut s’appeler vraiment une épouse chrétienne. Avant de nous unir, il était nécessaire de bien comprendre que, dans le mariage, tu devais être pour moi, en même temps, la compagne chrétienne la plus saintement respectée et la maîtresse la plus passionnément adorée. Les femmes qui ne comprennent pas cela ne rendent pas leurs maris heureux, ne sont pas heureuses elles-mêmes et n’entendent rien à l’esprit de notre maternelle, de notre infaillible, de notre divine Église.
Encore une fois, je ne suis pas comme les autres hommes, parce que j’ai à te donner du même coup ce qui se trouve très rarement réuni, l’esprit d’un vieillard et le cœur brûlant d’un jeune homme.
Plus tard, tu verras clairement ce que j’ai fait et tu jugeras peut-être que ton éducation religieuse et amoureuse accomplie en même temps par moi, a été un véritable chef-d’œuvre.
Sois très simple, ma bien-aimée, simple comme une enfant, comme une colombe. C’est le conseil même de Dieu et je n’en ai pas d’autre à te donner. Ne te tourmente pas de craintes vaines et ne rougis pas de ce qui t’honore. Tu m’aimes comme tu dois m’aimer.
Il est certain que nous avons eu quelques moments de faiblesse dont nous ne pouvions presque pas nous défendre. Dieu, qui est admirable en ses voies, s’en est servi pour nous humilier avec bonté et pour augmenter encore notre amour. Mais nous avons été bien gardés et — en somme, nous nous présenterons à l’autel sans avoir à rougir du souvenir d’aucune faute grave. Nous serons exactement ce qu’il faut être et nous échangerons l’anneau nuptial avec nos cœurs purs.
Voilà, ma bien-aimée, tout ce que j’avais à t’écrire. Ma tendresse est aujourd’hui sans violence et d’une douceur infinie. Il est vrai que je souffre d’attendre, mais je souffre dans l’espérance, dans la certitude. Notre mariage est certain.
Hier, j’étais absolument incapable d’écrire à ta mère. Je n’avais pas l’équilibre d’esprit qu’il fallait pour faire une lettre sage. Mais elle partira sûrement ce soir et demain, mercredi, je te donnerai le brouillon. J’arriverai chez Mademoiselle T… vers 8 heures.
Au revoir donc, mon cher amour, ma blanche colombe, mon unique brebis, ma compagne infiniment douce, infiniment chère, que Dieu te bénisse de ses bénédictions les plus rares, qu’il t’inonde de son amour et de sa lumière.
Tu es ma seule espérance humaine.
Ton fiancé qui t’adore,
Léon Bloy.
DIJON — DARANTIÈRE