Lettres à sa fiancée
Samedi, 9 novembre 89.
Ma chère petite Jeanne bien-aimée,
Me pardonneras-tu ma lettre d’hier soir qui a dû t’affliger ? Il me semble que j’ai été très dur et très amer. Tu venais pourtant de me donner une grande preuve de ton admirable dévouement et ta lettre, en somme, m’apportait un peu d’espérance.
Je suis frappé autant que tu peux l’être toi-même de la circonstance d’une proposition pouvant avoir des suites heureuses, le jour même où tu as fait prier l’Église pour ton père. Un tel événement doit être pour toi, en effet, une preuve saisissante des choses que je t’avais affirmées à l’occasion du jour des Morts. Je ne demande pas mieux que d’espérer, mon cher amour, puisque nos deux existences sont désormais liées de la manière la plus étroite et qu’en espérant pour moi, j’espère aussi pour toi-même. Je consens très volontiers à voir ce jeune homme puisque tu sens de l’estime pour lui. Mais, mon cher ange, il faut bien me comprendre. Cela ne pouvait se faire ainsi. D’abord comment et à quel titre aurais-je pu me présenter hier soir à cette table d’hôte, ne sachant même pas le nom de celui que je devais voir et ne pouvant me recommander de toi, sans te compromettre d’une manière affreuse ? Tu oublies que les mœurs françaises ne permettent pas cela. D’un autre côté, je ne pouvais absolument pas me produire de cette façon. Ici, je te prie, ma bien-aimée, d’être très attentive et très intelligente.
J’ai 43 ans et j’ai produit des œuvres littéraires d’une importance considérable. Mes ennemis eux-mêmes reconnaissent que je suis un grand artiste. Puis, j’ai souffert beaucoup pour la vérité, alors que j’aurais pu, comme tant d’autres, prostituer ma plume et vivre dans l’abondance des biens de ce monde. Les occasions ne m’ont pas manqué, mais je n’ai pas voulu trahir la justice et j’ai préféré la misère, l’obscurité et les tourments indicibles. Il est certain que toutes ces choses doivent appeler sur moi le respect.
Je veux croire que ce jeune homme est extrêmement sérieux, comme tu le dis et plein de cœur. Je veux croire aussi que son intervention ne sera pas vaine et qu’il est envoyé par Dieu. Mais il ne serait pas convenable que notre rencontre eût lieu de cette façon et la pensée seule m’en a révolté.
Je ne dois pas être l’humble protégé de ce jeune homme et me présenter à lui en solliciteur. S’il a pour moi de l’estime littéraire ou du respect, il doit s’estimer extrêmement flatté d’avoir une occasion de me rencontrer et de me rendre service, comme je le serais moi-même, en pareil cas, vis à vis d’un être supérieur. Il faut qu’il m’écrive pour me prier de lui accorder un rendez-vous et ce sera très bien ainsi. Mais, autrement, je ne veux pas le voir. J’ai payé assez cher le droit d’être traité avec déférence.
Il faut que chaque chose et que chaque personne soit à sa place. Telle est la justice. Un jour, une femme hautaine qui supposait que je lui faisais la cour me demanda avec quelque mépris si j’avais, par hasard, la prétention qu’elle devînt ma maîtresse. Je lui répondis : « Madame, si j’avais une telle pensée, vous devriez en être infiniment touchée, car je vous ferais, en vérité, le plus grand honneur. » Mais cela n’est qu’une impertinence et une plaisanterie.
J’ai fait appel tout à l’heure à ton intelligence, ma très douce amie. Il faut bien entendre que je ne veux plus et que je ne dois plus jouer le rôle d’un petit garçon. Ce n’est pas de l’orgueil bête, c’est de la raison simplement, c’est de la dignité vraie, très convenable et très nécessaire. Les hommes ne sont, aux yeux du monde, que ce qu’ils veulent paraître. Telle est la loi sociale. Loin d’apparaître comme un solliciteur lamentable, il importe à mes intérêts futurs que j’aie l’air d’être moi-même sollicité comme un homme utile qu’on veut acquérir pour l’honneur et pour le plus grand bien de l’entreprise qu’on a en vue. As-tu bien compris, mon cher amour ? Je ne suis plus seul et je veux que ton mari soit très respecté.
Et maintenant, en supposant que je partisse pour l’Algérie, que deviendrais-tu ici ou comment pourrais-tu me suivre ? Nous en causerons. Je tiens à Paris et je déteste le journalisme. Cependant je partirais et je deviendrais journaliste, si les conditions étaient visiblement avantageuses, car la nécessité me presse et je mourrais ici. Je penserais alors que j’accomplis la volonté de Dieu qui a peut-être décidé de finir bientôt mes souffrances, je veux l’espérer.
Ce qui me fait le plus souffrir, ce qui trouble et aigrit le plus mon cœur, c’est d’être privé de te voir, mon amour. Tu m’es devenue nécessaire comme l’air et la lumière et je n’ai jamais si durement senti la solitude que depuis que tu as pris ma pauvre âme, chère adorée, ma ravissante colombe d’amour. Je suis rempli de joie et de consolation à la pensée de te voir demain. Si tu ne me trouvais pas quand tu viendras, sois sans crainte. Je ne tarderai guère à rentrer et nous passerons ensemble une soirée délicieuse.
Tu me parles de certaines démarches que tu veux faire pour me procurer de l’argent. Au nom du ciel, je t’en supplie ne fais pas cela, ma bien-aimée. Ce serait la plus grande imprudence et la plus funeste, non seulement pour toi, mais pour moi. En Angleterre et en Danemark, c’était encore possible, mais à Paris, ce serait le comble de la folie et cela pourrait avoir les conséquences les plus désastreuses.
J’ai résolu de faire une nouvelle démarche auprès des Chartreux qui m’ont aidé plusieurs fois et dont je suis, après tout, l’unique apologiste dans la société contemporaine. Il est probable que je réussirai de ce côté et cela sans aucun danger.
A demain donc, ma Jeanne chérie. Je suis sûr que tu seras contente du Père Sylvestre (19, rue Oudinot). Tu peux lui parler de moi sans crainte. J’ai jugé nécessaire de lui dire que nous nous aimions et que j’avais résolu de t’épouser. Qui sait si ce bon religieux ne nous sera pas utile à tous les deux ?
Je te serre dans mes bras avec tendresse.
Léon Bloy.