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Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe

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L’AUTRUCHE

Mansour, le cavalier qu’un ramier ne peut suivre,
A le cœur pris d’amour pour la juive Sarah.
Comme il n’est pas aimé, Mansour ne veut plus vivre,
Et comme elle n’est pas voilée, — il en mourra.
Les cheveux de Sarah sont plus noirs que la robe
Du cheval de Mansour noir comme le corbeau.
Il est pauvre. — Elle est riche et son cœur se dérobe.
Elle est à qui lui fait le présent le plus beau.
Sarah porte, au sommet de sa tête si brune,
Un bonnet d’or, — pointu, — d’un merveilleux travail ;
Ses jambières sont d’or ; mais, malgré sa fortune,
Elle ne peut avoir… quoi donc ? — Un éventail !…
Oh ! mais un éventail fait de plumes d’autruche,
De certaine grandeur, de certaine couleur !
Elle dit à Mansour, qui ne voit pas l’embûche :
« Va !… Je te donnerai mon baiser le meilleur…
« Vas au désert, chasser l’autruche bleue et rose,
Et reviens m’apportant les plumes que je veux !
Je n’aime pas qui dit : « Je ne peux » ou : « Je n’ose !… »
Sarah, devant Mansour, peigne ses longs cheveux.
Bleue et rose ! ô Mansour ! Une autruche pareille
Ne se voit pas souvent, même au fond des déserts !
Mais déjà ton cheval a redressé l’oreille…
Il connaît qui le monte et comprend qui tu sers !
Le cheval va souffrir puisque l’amour chevauche !
— « Ah ! se dit le coursier, mon maître n’est pas fin !
La juive au bonnet d’or n’a rien sous le sein gauche :
Allah ! l’espace est grand ! et le désir, sans fin ! »
Et les voilà partis dans le désert qui s’ouvre.
Ils vont. Le sable est mou sous les pas ralentis !
Ils vont. Le soleil darde, et la sueur les couvre.
Leur désir les devance !… Oh ! comme ils sont partis !
Sa gourde, pleine d’eau, suspendue à la selle,
Mansour, son long fusil sur l’échine, en travers,
Vole, — et son beau cheval aux jambes de gazelle
Déjà rêve une source au pied des dattiers verts !
Le sable roux ressemble au cuivre en feu des cruches
Que les femmes, le soir, vont plonger dans les puits.
Il a soif, le cheval du fort chasseur d’autruches !
Il rêve à la rosée, à la fraîcheur des nuits !
Mais Mansour a raison de respecter sa gourde !
Mansour ne doit pas boire : on est en Ramadan :
« Je boirai plus tard… Puis, ma gourde n’est pas lourde !
Mon cheval voudrait bien un peu d’eau, cependant…
« Pas encor, mon cheval ! Encor quinze ou vingt lieues !
Il faut la rencontrer demain, au point du jour,
L’autruche merveilleuse et rose, aux ailes bleues !
En avant ! » dit Mansour, le cavalier d’amour !
Ils vont. Le soleil darde. Enfin, Mansour s’arrête.
« On boirait le désert, si le sable était d’eau ! »
Il boit donc, déjà traître à la loi du Prophète.
Il boit, — et mouille un peu son cheval au naseau.
Ils repartent. La soif affolante les ronge.
Mais Mansour, dont la fièvre a fait les yeux brillants,
N’a-t-il pas, dans le sac de cuir où sa main plonge,
Un peu d’une eau de flamme interdite aux croyants ?
Il songe : « Gardons l’eau pour mon cheval fidèle ! »
Et boit. — Dès qu’il a bu deux gouttes d’eau de feu,
L’autruche bleue et rose apparaît… oui !… c’est elle !…
« Oh ! fait Mansour, Allah Akbar !… Attends un peu ! »
Mais elle n’attend pas ! Elle est loin, pour la balle !
Et de l’angle pointu de son large étrier,
Ensanglantant la chair du cheval qui s’emballe,
Mansour se sent venir le cœur d’un meurtrier !
Plus vite, bon cheval ! vite ! et plus vite encore !
… Le sable n’est plus même effleuré par ses pas !
Bouche ouverte, il boit l’air ; l’espace, il le dévore !
Et l’autruche, s’aidant des ailes, court là-bas.
Ses deux orteils géants laissent leur lourde marque
Sur le sable, où parmi des alfas et des diss,
Son aile ouverte au vent, elle a l’air d’une barque…
Encor cent pas, Mansour ! Encor vingt !… Plus que dix !
« Le désert, dit Mansour, est donc infranchissable ? »
Oui ! ton cheval faiblit… Arrête-toi, Mansour !
Moins terrible est la mer que l’océan de sable !…
Mais, l’amour est aveugle ; il va ! Le cœur est sourd…
Le cheval a faibli sur son jarret si ferme !…
Heureusement le soir gagne le firmament,
Et, comme un disque d’or dans un coffre qu’on ferme,
Le soleil sous le sable a plongé brusquement.
Ils ont couru deux jours ! Et, deux nuits, côte à côte,
Ils ont dormi, la fièvre au sang, le sang aux yeux,
Et, comme un pauvre esquif perdu dans la mer haute,
Ils ont jugé leur route aux étoiles des cieux.
Quelques fruits de dattier dans un sac, un peu d’orge,
Ils ont vécu sans boire et presque sans manger.
Le sable respiré met l’enfer dans leur gorge…
Ils repartent… L’amour ne hait pas le danger.
Chaque matin, l’autruche est là, plus belle encore,
Dressant sa tête plate, érigeant un long col,
Plus bleue, et bien plus rose aux rayons de l’aurore…
Ils repartent… Leur course à tous trois est un vol !
C’est bien elle ! Son œil semble une grosse agate.
Où doit-il la frapper ? Car Mansour est adroit !
A la tête ? au flanc gauche ? ou lui casser la patte ?
Il la vise, — et remet toujours son fusil droit.
« Allah ! » Comme frappé d’une balle lui-même,
Le cheval de Mansour, mort, s’abat tout d’un coup !…
— Le cavalier, sanglant, vers son cheval qu’il aime
Se retourne, et lui met les bras autour du cou.
— « Ferme, mon beau cheval, tes grands yeux de gazelle !
L’amour fait, comme il veut, des cœurs faibles ou forts !…
Ma juive ressemblait à la lune nouvelle
Qui reviendra ce soir pour sourire aux deux morts. »
Il dit… croit voir Sarah… Son œil vague s’entr’ouvre,
Se referme… — L’autruche, un rêve, a fui bien loin.
La nuit monte. Un vent souffle… et le sable les couvre.
Mektoub ! — Le fond des cœurs n’a que Dieu pour témoin.
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