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Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe

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LE MARCHEUR DU DÉSERT

Je suis, — ô Mohamed, — le marcheur du désert.
Toi, ta maison est fraîche au fond d’un jardin vert,
Et des fleurs, ô mon hôte, encadrent ta fenêtre.
Tu m’as gardé trois jours : c’est beaucoup… trop peut-être,
Mohamed ! — Laisse-moi repartir ; mon chameau
Rêve du sable ardent sans verdure et sans eau,
Du pays de la soif et de la solitude,
Où l’on souffre toujours, mais dont j’ai l’habitude.
Là, sur le sable en feu, terrible, au ciel pareil,
Je vais ; — lorsque mes yeux souffrent trop du soleil,
Je regarde mon ombre, et ma vue est guérie…
Mon exil loin de tout me semble une patrie ;
Le soleil fauve a fait du désert son miroir ;
Le désert, c’est pour moi le chemin sans espoir,
Sans bout ! c’est, Mohamed, comme une mer sans grève
Où je tourne, n’ayant de bonheur que mon rêve ;
Mais tel est mon destin… Adieu donc ! reste assis ;
Le marcheur du désert n’aime pas l’oasis.
Quand je retire un pied du sable, l’autre y rentre.
Le désert est un rond : je suis toujours au centre.
Je ne veux des dattiers que la datte ; et des puits
Qu’une outre d’eau ; du ciel, que le retour des nuits !
Quant à l’ombre de l’arbre, au charme des fontaines,
Aux chansons des oiseaux réunis par centaines,
J’en ai peur, car je dois, toujours, chaque matin,
Éternel voyageur reprendre mon destin.
Adieu donc, Mohamed ! Laisse-moi le courage…
Ma consolation unique est le mirage
Qui m’apparaît parfois, sublime et décevant,
Lorsque enfiévré par la marche, je vais rêvant.
Je vois alors des bois de cèdres et de roses,
Des palais d’or, ornés d’étincelantes choses,
Pleins de jets d’eau !… Mon cœur alors chante, ravi.
Mon rêve va devant, par le rêveur suivi…
Je sais que c’est un rêve et j’aime à le poursuivre,
Et, vois-tu, je n’ai pas d’autre bonheur à vivre !
O Mohamed ! mon cœur est de sang et de chair…
Allah, pour mieux punir les damnés de l’enfer,
Leur a fait entrevoir son paradis une heure…
Ah ! qu’un autre s’arrête au seuil de ta demeure !
Ne te dérange pas, Mohamed !… reste assis.
Le marcheur du désert n’aime pas l’oasis.
Un soir, auprès d’un puits, en écartant ses voiles,
Une fille de cheik, sœur des douces étoiles,
M’a laissé voir l’heureuse étoile de ses yeux.
Ah ! maudit à jamais ce soir délicieux !
Maudite l’oasis où je l’ai rencontrée !
Maudite la citerne où ma lèvre altérée,
Ayant soif d’eau, prit soif de baisers et d’amour !
Souvenir dévorant comme l’éclat du jour
A midi ! souvenir torride d’un soir calme !…
O Mohamed, j’ai pris son éventail de palme
A sa négresse, — et j’ai couru comme un voleur !
Et je hais la fontaine, et l’oasis en fleur !…
Ne m’accompagne pas, Mohamed, je te laisse,
Adieu. Je dois partir sans retard ni faiblesse ;
Ne te dérange pas, Mohamed… reste assis !
Le marcheur du désert n’aime pas l’oasis.
Un jour, ô Mohamed ! un jour d’été terrible,
Quand pleuvent les rayons comme les grains d’un crible,
Le soleil frappera mes regards et mon front
D’un trait, d’un coup mortels, dont mes yeux brûleront.
Mohamed ! — Il boira ma sueur, puis ma sève,
Mes pleurs ! — Et mon esprit fera son dernier rêve ! —
Je sentirai ma moelle en mes os se sécher ;
Et, dans le sable en feu, ne pouvant plus marcher,
Il faudra bien m’asseoir au penchant de la dune !
Alors, fraîche, et pareille au croissant de la lune,
Je reverrai l’enfant de l’inutile amour,
Tandis que, calciné comme un pain dans un four,
J’essaîrai d’agiter un peu, sur mon visage,
L’éventail dont le souffle est un souffle d’orage !
O Mohamed ! je veux, je dois mourir ainsi,
Sous le grand ciel doré, sur le sable roussi,
Au plein soleil ! je veux être bu par la flamme
Du ciel, puisque l’amour a déjà bu mon âme !
Mon corps en deviendra léger comme le corps
D’une cigale, sec comme les dattiers morts,
Comme l’alfa tressé, comme la paille d’orge.
Mon cadavre sera de la cendre de forge,
Qui, — par le vent mêlée aux dunes des déserts
Dont les écroulements forment de longs concerts, —
Chantera Dieu, qui fit les étoiles pour l’ombre,
Grains de sable du ciel, scintillants et sans nombre…
Ne te dérange pas, Mohamed ! reste assis.
Le marcheur du désert n’aime pas l’oasis.
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