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Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe

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LA PÉTITION DE L’ARABE

Poète, parle à tous avec force et douceur,
Et, ni juge ni roi, sois un avertisseur.

Proverbe arabe.

Toi qui n’es pas ministre, écoute-moi, roumi :
Tu n’as pas l’air méchant, et je te crois ami,
Et je sais que les tiens t’appellent un poète,
C’est-à-dire un faiseur de chansons, qu’on répète,
Au seuil de la maison, le soir, quand il fait beau.
La flûte du berger réjouit le troupeau.
O roumi, si j’ai bien compris ta destinée,
C’est une belle part, celle qui t’est donnée,
Car ton devoir, c’est d’être un sage, un marabout,
Et même, lorsqu’un faux ami te pousse à bout,
De ne pas te livrer à la haine cruelle.
Tu dois, lorsque tu vois deux hommes en querelle,
Mettre ta main entre eux pour calmer et bénir.
Tu dois savoir juger : tu ne sais pas punir.
Bien. Laisse les chacals faire leurs cris sinistres,
Et rapporte ceci, poète, à vos ministres :
Écoute bien, roumi : nous n’aimons pas les juifs.
Nos sages cependant, nos marabouts pensifs,
Disent que le seul Dieu, Dieu le vrai, le suprême,
D’Abraham, de Jésus, du Koran, c’est le même…
(Béni soit-il ! il est toujours, partout présent !)
Pourquoi donc nous charger d’un mépris écrasant,
Et traiter mieux les juifs que les fils du Prophète ?
En quoi votre justice est loin d’être parfaite,
Et votre politique est boiteuse, ô vainqueurs,
Car il faudrait soumettre, après les corps, les cœurs !…
Nous sommes irrités et d’être et de paraître
Plus courbés que nos juifs sous la verge du maître.
Nous sommes, il est vrai, de grands pécheurs, couverts
De honte, et nous avons parmi nous des pervers,
Des menteurs, des voleurs !… mais, roumi, — la justice,
Doit rester bienveillante à tous, et protectrice :
Or, vous doutez toujours de nous : ce n’est pas bien !
C’est nous faire douter de votre cœur chrétien !
La justice, toujours haute, jamais hautaine,
Doit conclure au pardon dans la cause incertaine.
Le titre de vaincu devrait nous protéger :
Il est notre menace ; il est notre danger !
L’étranger nous méprise et le montre avec joie :
A l’air dont il regarde, et dont il nous coudoie,
Nous nous sentons proscrits sur le sol musulman !…
Vous nous posséderiez bien mieux en nous aimant,
Chrétiens ! — Toute conquête est à jamais fragile
Qui ne se fonde pas selon votre Évangile.
Priez vos jeunes chefs de nous moins écraser :
Quand ils tendent leur main dédaigneuse à baiser,
Le vieux cheik incliné sent au cœur sa souffrance !…
La générosité, c’est une fleur de France…
La jetez-vous en mer, quand vous venez vers nous ?
Nous avons de grands cœurs d’hommes sous les burnous,
O roumis ! — O roumis, ne nous faites pas dire
Que votre république est un méchant empire,
Qui ne nous porte ici, sous couleurs de progrès,
Que prostitution publique et cabarets !
Songez que le désert reste libre, et méprise
Ce qui fait l’homme esclave… ou ce qui civilise !
Songez que la matraque est un mauvais moyen
D’enseigner l’ignorant, d’en faire un citoyen,
Et de lui faire aimer une loi — qu’il ignore.
Songez que le nomade, ô roumis, l’est encore,
Et qu’il ira semant la haine, s’il apprend
Que le vainqueur chrétien n’est ni juste ni grand !
Vous voici comme nous, d’ailleurs, — roumis mes frères, —
Des Vaincus !… Nous pouvons parler des temps contraires,
Car, lorsque votre France hier nous appela,
Nous avons de bon cœur répondu : « Nous voilà ! »
Et les durs Prussiens, sur leurs champs de bataille,
Ont trouvé dans l’Arabe un soldat à leur taille,
Et nous avons versé, — près de vous, nos vainqueurs,
Avec vous, leurs vaincus, — le sang chaud de nos cœurs,
Acceptant d’être ainsi, malgré notre querelle,
Deux fois vaincus de France, et par elle, et pour elle !
… Je répète tout haut ce qu’on pense tout bas !
La défaite est amère, — ô Français, — n’est-ce pas ?
Eh bien ! vaincus, songez aux vaincus que nous sommes,
Que nous vous donnerons encor nos jeunes hommes,
Mais qu’ils devront avoir, pour vaincre à vos côtés,
L’amour de vos grandeurs et de vos libertés.
O roumis !… Le désert même, la mer de sable,
Peut cesser d’être horrible et d’être infranchissable,
Si le vent de l’Atlas et la voix du lion,
Au lieu de méfiance et de rébellion,
Parle au sable infini de la grande espérance
Qui fait, depuis cent ans, chérir le nom de France !…
— Si le simoun, ardent et libre sous les cieux,
Nous dit que vous restez dignes de vos aïeux,
De ceux-là qui, brisant les antiques entraves,
Voulant que par le monde on ne vît plus d’esclaves,
Firent du droit français le droit du genre humain,
Le sable vous fera de lui-même un chemin !
Le Targui voudra faire escorte à vos fortunes !
Et vous n’entrerez plus dans le désert des dunes,
Sans entendre, en l’honneur du peuple sans pareil,
Chanter les dunes d’or qui croulent au soleil !
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