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Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe
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BAB’AZOUN
Bab’Azoun est poète et nègre.
Il danse en donnant de la voix ;
Et la musique n’est pas aigre,
Qui sort de sa lyre de bois.
Elle est grave et sourde au contraire.
O Bab’Azoun, mon cher confrère,
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Je voudrais être en bois d’ébène,
Sinon en lapis-lazuli…
Mais j’y perds mon temps et ma peine :
Je reste blanc, — et pas joli…
Personne ne dit le contraire,
O Bab’Azoun, mon cher confrère !
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Ta lyre, vieille calebasse,
Moitié guitare et violon,
N’a qu’une unique corde, basse,
Un archet court, un manche long,
Et ça suffit à te distraire,
O Bab’Azoun, mon cher confrère…
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
La lune te plaît comme un rêve,
Le soleil comme un bon vivant !
Qu’un chrétien meure ou qu’un chien crève,
Tu ne t’attristes pas souvent !
On est noir, mais pas funéraire !
O Bab’Azoun, mon cher confrère,
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Ce que tu chantes, je l’ignore,
Sans doute que, comme nous tous,
Tu redis le ciel et l’aurore,
L’amour, les fleurs… et le couscous !
Mais tu t’édites sans libraire.
O Bab’Azoun, mon cher confrère,
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Tu n’es pas propre et l’on s’en doute ;
Tu t’es fait de vilains bas blancs
Avec la poudre de la route,
Mais — ô jours troublés et troublants ! —
La saleté, c’est littéraire !
O Bab’Azoun, mon cher confrère,
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Ce que dit Sarcey, le critique,
Tu t’en moques comme de ça,
Et je crois ton rire sceptique
Quand tu dis : « Joli, moi, Moussa ! »
Tu crois qu’un âne est fait pour braire !…
O Bab’Azoun, mon cher confrère,
Je t’admire, — et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Bab’Azoun, quelle est ton histoire ?
Elle a donc voulu le désert
Entre elle et toi, la vierge noire
Par qui ton cœur nègre a souffert ?
Tu n’es qu’amoureux honoraire,
O Bab’Azoun, mon cher confrère !
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Va, la peau ne fait pas le moine !
Tout cheval, même de labour,
A son moment d’orge ou d’avoine…
Retiens donc ce conseil d’amour :
Pour être heureux, sois téméraire !
O Bab’Azoun, mon cher confrère,
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Tu quittas le Soudan barbare
Respecté des Touaregs hardis
Parce qu’ils aimaient ta guitare ?
Tu crois ça, toi ? mais moi je dis :
Parce que noir sans numéraire,
O Bab’Azoun, mon cher confrère !
Je t’admire et t’envie un peu :
Je voudrais être noir… ou bleu !
Tiens, Bab’Azoun, j’ai de la peine !
Partons, frère, pour Tombouctou,
Retrouver ta vierge d’ébène !
Marche ! et je te suivrai partout
Pour te chanter et te pourctraire,
O Bab’Azoun, mon cher confrère !
Je t’admire et t’envie un peu :
Car je ne suis ni noir… ni bleu.
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