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Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe
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L’INCONNU
A Émile Trélat.
Le roi marchait, suivi de toutes ses armées,
Seul, en avant de tous, magnifique et puissant,
Et son cheval, pieds hauts, narines enflammées,
Bondissait, et mordait le mors teinté de sang.
Son peuple avait vaincu par la force et le nombre ;
C’était un Salomon jeune et beau, sans pareil ;
Cent mille chevaucheurs suivaient sa petite ombre.
En faisant ondoyer sa puissance au soleil.
Au-dessus des lampas, lamés d’or et de soie,
Que traînaient derrière eux les coursiers batailleurs,
Ses étendards semblaient secouer de la joie,
Comme les hauts palmiers dans la saison des fleurs.
La terre s’envolait en nuage de gloire
Sous son piétinement formidable et nombreux,
Et le chant de sa paix comme de sa victoire
Faisait fuir au désert les grands lions peureux !
Or, tandis qu’il marchait en avant, seul en tête,
Un inconnu surgit devant lui tout à coup,
Qui, de loin, lui cria : « Maître du monde, — arrête ! »
Et son cheval hennit et se dressa debout !
Quand les pieds de devant retombèrent à terre,
Le roi, qui le tenait pressé des deux genoux,
Fut surpris dans son cœur de se voir solitaire
En avant de ses gens qui le regardaient tous !
Plus surpris qu’indigné, le roi fit un grand geste
Comme pour appeler une armée au secours
Contre cette insolence étrange et manifeste,
Car l’inconnu parlait et menaçait toujours.
— « Arrête ! criait-il, puissant maître des hommes ! »
Et le roi se disait : — « Quel est donc celui-ci ?
Il a bien sa raison, s’il voit ce que nous sommes ;
Il est fou cependant de nous parler ainsi ! »
— « Arrête, ô très puissant ! car c’est moi qui commande ! »
Répétait l’inconnu, voilé de son burnous.
Et tous songeaient, devant une audace si grande :
« Quelqu’un est devant nous, de plus puissant que nous ! »
Sentant derrière lui la stupeur immobile,
Le maître répétait en vain : « Peuples, à moi ! »
Hommes, chevaux, fusils, tout restait inutile :
Les témoins n’étaient plus les serviteurs du roi !
Et l’inconnu saisit le cheval par la bride :
« Descends de ton cheval, cria-t-il, roi puissant ! »
— « Je me défendrai seul ! » dit le prince intrépide
Qui leva, haut et clair, son sabre menaçant.
L’autre, alors, avec un invisible sourire,
Prit dans sa main le pied du cavalier royal,
Hors du large étrier le tira sans rien dire,
Et renversa le roi du haut de son cheval !
Et les peuples muets, à ce spectacle étrange,
Voyant tombé ce roi si beau, si grand, si fort,
Dans l’inconnu voilé reconnurent un ange,
Et virent que c’était l’ange noir de la mort.
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