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Au bord du Désert: L'âme arabe (à Pierre Loti); Impressions; Souvenirs; Légendes arabes; La pétition de l'Arabe

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L’AME ARABE

A PIERRE LOTI

Ce que j’ai fait en Algérie, ô Loti, c’est à vous que je le veux conter, parce que vous avez une âme, une âme qui va loin sous les choses, qui lit le verbe entre les lignes ; parce que dans vos yeux vagues la vie même incomprise se reflète approfondie et conçue ; parce que vous êtes un poète et que moi, n’ayant rien à vous apprendre, je suis sûr d’être deviné par vous.


Je suis allé dans ce pays qui vous charme, d’abord pour changer de place ; pour monter à cheval en quittant un bateau ; pour voir d’autres visages que celui de nos concierges parisiens ; pour acheter, à Biskra, d’un marchand toulonnais, une musette en poil de chameau et un faux poignard touaregs que m’ont volés, à Biskra même, des garçons de café parfaitement européens ; pour m’affubler d’un chapeau de palme grand comme un parasol et brodé de laine rouge ; pour inaugurer un chemin de fer ; pour offrir à Tunis la première conférence française qui y ait été faite : pour voir Barka danser, un peu niaisement, la danse du ventre, qui ne vaut pas la danse du sabre dansée par des hommes ; pour causer, au bord du désert, avec trois ministres et quelque cent députés ; pour trouver vilaines les juives boursouflées de Tunis, et magnifique l’hospitalité des Tunisiens ; pour effrayer, dans Tunis, une Américaine qui m’a pris pour un Américain ; pour y entendre, à minuit, dans un cabaret, pleurer tout à coup un rieur sceptique qui m’a avoué un cœur exquis ; pour entendre deux cents personnes me demander tour à tour, en une heure, devant les gorges du Rummel, à Constantine, si ce « paysage m’inspirait » ; pour m’entendre dire par les mêmes, tous les jours cent fois, un mois durant, cet assommant beau vers d’Alfred de Musset :

Poète prend ton luth… et me donne un baiser,

que les femmes n’achèvent jamais ! pour acheter un bracelet d’esclave à un homme libre qui voulait me le vendre six fois sa valeur, — mais j’ai dit, prévenu par un interprète : « Prends ta balance, et pèse ! » — et il a répondu, cet Arabe : « Je vois que tu la connais » ; pour proposer à une Ouled-Naïl de me vendre la bague de son doigt, proposition de mauvais goût à laquelle elle a justement répondu, sans bienveillance aucune : « Un coup de bâton dans les reins, voilà ce que je veux te vendre, chien de roumi » ; pour rendre visite, dans sa maison mauresque, à la mauresque Aïcha qui m’a dit : « Viens me voir à Lyon ! » pour prendre du café, sur le plateau de cuivre, chez Zorah, l’amie de Fatma, à qui j’ai récité, pour voir, la Nuit de mai… Zorah m’a dit : « Tu chantes ? » et elle m’a accompagné d’une mélopée arabe, ce qui prouve que nous nous comprenions très bien.

Après cela, j’ai repris le bateau « pour France » ; j’ai quitté, non sans tristesse, des amis nouveaux ; j’ai vu le grand continent s’enfoncer et disparaître dans le lointain entre ciel et mer, l’apparition d’Alger, teinté de bleu de ciel et de blancheur d’écume, fondre lentement sous le ciel et l’eau… La nuit est venue, sans étoiles, — mais des étoiles bleuâtres se sont allumées le long du bord, dans les écumes phosphorescentes. J’ai regardé longtemps cet éventail blanc qu’ouvre devant lui l’éperon du bateau ; — la route étincelante qu’il laisse sur l’eau derrière lui, chemin de gloire bientôt effacé, et le sillage de fumée bientôt éparpillé dans l’air… Le capitaine m’a, au matin, désigné la terre, invisible pour moi dans les brumes dorées. Puis, Marseille a surgi ; les horizons connus ont reparu ; les douaniers, vainement, ont essayé de troubler la douce émotion de mon cœur… Et me voici chez moi, à la campagne, dans ce cabinet de travail que vous connaissez, en train de vous écrire entre deux étagères algériennes et trois pots de Tunis, un peu sot du retour, si je n’avais à vous dire que j’ai rapporté de là-bas quelque chose de l’âme arabe.

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Il y a six mois que les lignes précédentes ont été écrites, Loti, dans ma retraite de Provence.

Je reprends ces pages à Paris, comme une lettre qu’on a un moment interrompue.

Ce qui m’a interrompu, ç’a été, ô Loti, un projet, une idée bizarres : l’idée, le projet, de faire jouer au Théâtre-Français une pièce en quatre actes, en vers.

Fatale idée, Loti, projet fatal ! Puisse le Bouddha cher à Chrysanthème vous garder à tout jamais du projet, de l’idée bizarres qui pourraient vous venir, comme à moi, — ô Loti, — de faire marcher sur un théâtre vos rêves en habits de réalité !

Le théâtre, ô Loti, est un endroit redoutable où les rêves des rêveurs prennent des corps, des voix, pour injurier et frapper leurs pères.

Au théâtre, votre frère Yves vous dirait que vous ne savez pas ce que vous faites, votre petite Chrysanthème vous affirmerait que vous ne savez pas ce que vous dites, et Azyadée que vous êtes un sot.

Dès qu’on apprendrait que vos propres amoureuses, vos propres frères et enfants, n’ont pour vous aucun respect, le bruit se répandrait que vous êtes plus bête encore qu’ils n’osent le dire, et les gazettes l’imprimeraient !


Elles l’imprimeraient, Loti. Il se trouverait des confrères pour annoncer à tout l’univers que votre œuvre, encore inconnue, votre œuvre encore vôtre, est indigne d’être et de paraître.

Ils ne s’apercevraient point qu’il y a, dans un procédé pareil, injustice et cruauté. Ceux mêmes qui demandent des œuvres dramatiques nouvelles, des efforts nouveaux, qui crient : « Place aux jeunes ! » c’est-à-dire aux auteurs sans autorité, — ne s’apercevraient point qu’ils font du découragement, du désespoir peut-être, qu’ils ruinent d’avance l’avenir sur lequel comptait un travailleur. Ils ne se diraient pas, ô Loti ! qu’ils sont pareils à la grêle qui tue la moisson à peine germée.


Et le public, indifférent, croirait, sur la foi des gazettes, que l’œuvre, inconnue de tous, a été condamnée par tout le monde, — au moment même où vous, l’auteur, vous déniez à l’expérience des maîtres eux-mêmes, et sur leur conseil, le droit de dire à l’avance : « Ceci fera de l’effet, ceci n’en fera pas. »


Car, ô Loti ! l’art du théâtre est par excellence l’art sans formule. Au théâtre, tout le monde vous conseille, personne ne sait quoi. C’est un lieu magique où on produit l’illusion et où on perd toutes les illusions. L’effet y prime le sentiment, la pensée, l’émotion. Tout le monde cherche donc l’effet, mais personne ne sait où il est. La grosse affaire est d’affirmer que l’auteur le sait moins que personne. Quelquefois tout le monde croit le savoir… « C’est ici ! » Quelle erreur ! c’est là-bas, tout au contraire, qu’il se produit alors au mépris des prévisions. Et le critique triomphalement de s’écrier : « Ça, c’est du théâtre ! » juste quand le succès le lui fait croire.


Qu’il y ait un art dramatique où l’émotion naîtrait des situations et des paroles, sans effet, — ce qui serait d’un très grand effet, — je suis de ceux qui le pensent, — mais les critiques enseignent le contraire, les directeurs affirment le contraire, parce qu’ils se font un devoir de chercher le succès d’argent, non le succès d’art, — et le public, — qui a bien d’autres affaires, — passe condamnation. Il va au cirque, — que j’aime beaucoup, et vous aussi, ô Loti.


Après les Burgraves, Victor Hugo, — ceci, je crois, n’a jamais été raconté, — s’écria : « Le théâtre m’ennuie ; les comédiens m’ennuient ; les répétitions m’ennuient ; les directeurs m’ennuient ; les ministres m’ennuient ; la censure m’ennuie ; les rois, les empereurs m’ennuient… je ne ferai plus de théâtre !… »

Découragé, il employa « ce qu’il avait de talent » à faire la Légende des Siècles.


Ne faites pas de théâtre, ô Loti. Moi, je n’ai plus qu’une vingtaine de comédies et de drames à écrire et je jure de n’en plus faire aussitôt après.

Pour le moment, impatienté, j’ai préféré revenir à l’âme arabe que « faire du théâtre ». Je retournerai dans quelque temps à la Comédie-Française. Je vous y convierai. Vous n’y viendrez pas. Vous ne devez pas aimer ça.

A mon retour d’Algérie, Loti, au sortir des grands horizons de désert et de mer, — on ne saurait croire quel effet lamentable m’ont produit la scène et les décors d’un théâtre ! Je ne comprenais plus. Le joujou de carton était trop petit ; l’action, trop compliquée et trop rapide… C’est que j’étais habitué aux simplicités, aux grandeurs, à la patience… j’étais arabisé.

L’âme arabe, ô Loti, est simple, grande, patiente, et n’a rien à voir aux discussions de théâtre.


J’ai écrit aujourd’hui les derniers vers de mon livre.

Laissez-moi vous conter comme il a été joyeusement baptisé, à vous qui aimez les jeux de la vie, du hasard, de la fantaisie.

Moi qui n’ai pu assister à Rochefort à votre fête « moyen âge, » je compte aller voir samedi prochain le bal offert aux Parisiens par M. Cernuschi. Je rêve un costume d’Othello, et j’essayais chez moi une robe blanche, de lin et de soie, quand des amis, à l’improviste, ont frappé à ma porte. C’était ce soir même : « Ah ! vous voilà ! vous allez baptiser mon livre ! » Nous éclairâmes a giorno. Le hasard, qui m’habillait en Oriental, fit entrer chez moi, à ce moment, un jeune Arabe qui fut mon compagnon de voyage de Tunis à Alger. Quand il eut entendu la Pétition de l’Arabe, la dernière pièce de ce livre, mon hôte, touché, ôta de son doigt une bague, et me tint, très gracieusement, ce petit discours, non sans quelque solennité : « Ceci est un talisman. Douze lignes du Koran sont gravées sur la pierre de cette bague, grande comme l’ongle du petit doigt, et qui a été rapportée de la Mecque. Je vous donne cette bague en souvenir du jour où vous avez achevé ce livre, qui défend, d’une manière si touchante pour moi, la race arabe.

« Cette bague est un souvenir légué à mon père par le Kashnadar (ministre de Tunis avant le protectorat), le même à qui M. Thiers écrivait : « La Tunisie est pour vous un trop petit champ d’action ; vous êtes vraiment un homme d’État. »

« Je tiens beaucoup à ce talisman. Le ministre notre ami l’a porté trente-sept ans. J’aurais « le cœur fendu » s’il était porté à l’avenir par un autre que vous ; je vous l’offre comme un remercîment des Arabes. »


L’émotion d’un Arabe, le jour même où j’ai écrit la dernière ligne de mon livre, voilà, Loti, un souvenir émouvant pour moi. Je vous le conte, persuadé qu’il vous touchera aussi.

Cette bague, c’est le signe de mon alliance avec l’âme arabe. Pendant que je la glissais à mon doigt, j’évoquais une forme entrevue dans une villa mauresque, à la grille d’une fenêtre, une tête fine, curieuse, aux grands yeux doux, bien noirs et luisants d’une vive étincelle, et je nommais en mon souvenir la Kheïra du poète Bib-el-Thebib, et je me croyais son fiancé, dans l’étincelante demeure du Rêve, où les jours sont des nuits constellées de flambeaux, embaumées de fleurs, pleines de chansons.

« Les étoiles m’illuminent, les fleurs m’embaument, les chansons me bercent. »

Sur l’or de cette bague, je ferai graver une date, celle d’aujourd’hui : 16 mai 1888.


L’âme arabe dit :

Tu ne seras vraiment charitable et pieux
Qu’après avoir donné ce qui te plaît le mieux.

Elle a dit :

Un nom obscur, mais pur, est glorieux dans l’ombre.

Elle a dit :

Se servir du poignard, c’est, — fût-on le vainqueur, —
Lui donner pour fourreau, demain, son propre cœur.

Elle a dit :

Poète, parle à tous avec force et douceur,
Et, ni juge ni roi, sois un avertisseur.

Aucune sagesse n’a pensé plus haut. C’est la parole chrétienne.

L’âme arabe, ô Loti, est simple, grande, patiente.

Elle accepte la vie et elle accepte la mort.


Parmi les procédés d’art et de critique, il y en a deux, très opposés, et qui sont symétriques.

L’un consiste à voir dans la nature qu’il s’agit d’exprimer, ou dans l’œuvre qu’il faut qualifier, uniquement les choses mauvaises, déplaisantes, le mal et l’erreur. Dans ce système, quand le bien, l’agréable, sont constatés, ils prennent l’arrière-plan ; ils sont subordonnés, niés presque, sinon tout à fait.

L’autre système consiste à ne voir ou à ne montrer que le bon et le bien. Le mauvais et le mal sont alors sinon niés, du moins subordonnés, relégués à l’arrière-plan… Des deux systèmes, quel est le meilleur ?

Pour moi, qui ne me permettrai jamais de trancher aucune question, — et qui ne reconnais aux critiques et aux chefs d’école que le droit d’affirmer les préférences de leur nature propre, mais non de proclamer des règles, je préfère l’art qui met au-dessus de tout, — comme le fait la nature elle-même, — les rayons, les nettetés, l’éclat, la vie, l’épuration perpétuelle, universelle.

Je ne suis pas de ceux qui reprochent aux corbeaux de manger de la viande corrompue : je les remercie d’être des nettoyeurs. Les charognes, dans la nature, tiennent peu de place, et, vite, sont éliminées, disparaissent sous les fleurs et les verdures.

Je ne dis pas aux roses : « Fi ! vous naissez du fumier : » je suis tenté de dire au fumier : « Gloire à toi qui nourris les roses ! »


O Loti, le réel social, que l’on confond trop souvent avec la nature, est quelquefois abject parce qu’il se modèle imparfaitement sur la nature divine… J’appelle divin tout ce qui échappe à l’homme, se passe de lui, et l’emporte.

La terre n’est pas ignoble ; elle absorbe toute ignominie et en fait de la vie, éternellement ; la mer n’est jamais salie : elle lave tout ce qu’elle touche, les rochers du rivage et le pont de votre navire ; le ciel est la source de pureté, eau et feu. La vie est propre et glorieuse. La mort, immortellement, est absorbée et rendue vivante. Il n’y a de naturalisme, d’art, de politique, de philosophie viables, que ceux qui, copiant la nature même, simplifient tout, purifient par la simplification qui rapporte chaque élément à sa source particulière, lavent, éclairent, et font germer, c’est-à-dire monter vers la lumière.

L’esthétique est une morale.


J’ai lu sur les Arabes, ô Loti, différents ouvrages, où tous les défauts de la race sont signalés avec un soin méticuleux. Voleurs, menteurs et pouilleux, voilà les aménités naturalistes dont couramment on les gratifie.

J’estime que les Français orgueilleux qui parlent ainsi d’un peuple vaincu, le traitent injustement et maladroitement en ennemi armé et debout.

L’Arabe ne nous hait point. Il hait le juif, non le chrétien. Aïssa ou Jésus est pour lui un prophète vénérable. En outre, cette race guerrière, chevaleresque, a le respect d’une Force à qui Dieu a permis le triomphe.

Elle a le respect du vainqueur. Si tu as vaincu, c’est que Dieu l’a voulu. De plus, trop fière pour rabaisser ses ennemis, elle les estime, les admire d’être ses vainqueurs, et demeure prête — si le vainqueur n’essaie pas de dominer sa conscience, n’offense pas sa religion — à le servir comme un noble et bon maître, le désigné de Dieu.

Avec de telles dispositions d’âme, l’Arabe, manié par une autorité éclairée, énergique et subtile à la fois, aussi polie que ferme, deviendrait une force française incomparable, très supérieure, par entraînement religieux et physiologique, à l’élément européen, fatigué, lui, par l’esprit sceptique, analyste et positif, par un rationalisme de décadence qui est la mort de tout enthousiasme et, par conséquent, de toute grandeur, de tout dévouement, de toute patrie, comme de toute famille et de toute religion.


Il va sans dire qu’il ne me vient pas à l’esprit d’opposer la société arabe à nos sociétés européennes. C’est de l’âme arabe que je parle uniquement, de l’individualité morale de l’Arabe, de sa conception de la vie ; je parle de ce qu’il y a d’essentiellement beau dans le génie de cette race, qui n’a rien à fonder, puisqu’elle a placé son intérêt d’être, son âme, bien plus haut que ce monde, — et qui aurait le droit en somme de vivre à sa guise, si nous n’étions pas encore aux temps de deuil où la Guerre prétend fonder le Droit.


On a impolitiquement fait à l’Arabe la mortelle offense d’accorder aux Israélites d’Algérie des privilèges qu’il n’a pas ; on l’a, de fait, déclaré inférieur à la race qu’il abomine. Faute énorme ! grosse de périls ! La France de l’égalité doit aux Arabes, sans tenir compte de leur intolérance, plus de respect véritable.

Au lieu de respecter la foi de l’Arabe, on la brave. Au lieu de traiter l’Arabe en noble chevalier vaincu, on le traite en indigne ; il est, en face de nous, sans moyens d’action, sans députés indigènes, sans autre défense que l’insurrection. On en abuse.

En ceci, la France oublie trop qu’elle est l’apôtre de tous les affranchissements.

Nous ruinons, nous abîmons une grande race qui nous est fraternelle et demeure prête pour nous au dévouement des martyrs : l’Arabe l’a prouvé en 70.

Les colons supprimeraient volontiers, d’un seul coup, tout l’élément arabe.

Eh bien ! la France qui pense ne peut pas être, en 1889, la France qui exploite.


Les Arabes demandent quoi ? Plus de respect de l’âme française pour l’âme arabe, pour la dignité arabe, pour les mœurs, la religion, la foi arabes, — peut-être pour la propriété arabe.

Ce qui en eux réclame ce n’est pas l’épargne, c’est la générosité, c’est la dignité… J’ai promis à un certain nombre de cheiks d’écrire cette revendication, le cri de leur cœur. J’ai tenu, je tiens ma promesse… Vous trouverez, Loti, à la fin de ce livre, la Pétition de l’Arabe, dont chaque trait m’a été fourni par un de mes hôtes d’un jour, autour du couscoussou national.


Hélas ! il faudrait que quelques-uns au moins de nos administrateurs fussent animés d’un esprit d’apôtres. Il faudrait que leur mission ne leur apparût pas seulement comme une fonction lucrative ; il faudrait qu’une forte éducation nationale eût appris à ces serviteurs la connaissance des âmes, des religions, des intérêts supérieurs, et comment l’intérêt privé, légitime, s’élève en servant celui des peuples.

Il faudrait, ô Loti, que nous eussions de la grandeur, un idéal politique, national, humain, le goût de l’unité, l’horreur de la division, beaucoup de choses, ô Loti, dont on ne parle même plus…

Comment la France respecterait-elle l’Arabe ? Nous ne nous respectons plus nous-mêmes. La Liberté, qui nous semble encore le principe de la dignité humaine, est en train de tuer la politesse française ! Les lettres donnent souvent l’exemple. L’art n’est plus la fleur par excellence d’une nation policée et polie. La grâce hellène, si bien mariée à l’esprit français d’autrefois, se cache, honteuse, devant des lourdeurs vraiment tudesques, des violences américaines et des mercantilismes anglais…


Reprenez la mer, ô Loti. C’est elle qui vous a enseigné la simplicité et la grandeur, qui vous a donné votre génie, le mépris, l’oubli plutôt, des bassesses et des jalousies, la patience, l’acceptation de la vie et de la mort.

La mer enseigne les mêmes choses que le désert.


L’âme arabe, comme le désert, est simple et grande.

Il y a, dans ce livre, Loti, une ou deux pièces, où, donnant la parole à l’Arabe, je lui prête des idées ou des sentiments plus compliqués que les siens propres (le Marcheur du désert, par exemple). L’expression seule de certains sentiments, ces sentiments fussent-ils ceux de l’Arabe, est déjà par elle-même une complication dont il est incapable. Mais, Loti, comme vous l’avez dit vous-même du Japon, dans votre livre japonais, je dirai à mon tour : Un des principaux personnages de ce livre est l’Effet que me fit ce pays.

Ce que raconte chaque voyageur, c’est ceci : comment il a été, personnellement, impressionné par les pays qu’il a parcourus.

Sans cela, il y a beau temps qu’on ne parlerait plus ni de la terre, ni de la mer, ni du ciel, ni des fleurs, ni de l’amour, — et ce serait vraiment dommage, ô Loti.


Simple et grande, l’âme de l’Arabe ! comme l’éternel spectacle du lever et du coucher des soleils dans le désert.

Ici, il y a Dieu et l’homme. Dieu est grand… Moi si petit, si perdu ! Et l’homme s’incline, grand par le sentiment constant de son rapport avec l’infinie immensité.

L’Arabe étant assuré dans sa foi, la mort ne lui est rien qu’une délivrance. A toute seconde, il est prêt à se montrer héroïque. Quand Mahomet ne serait qu’un politique, il resterait un grand prophète.

La foi est un levier perdu, celui qui soulevait les montagnes. Nous qui n’avons plus la nôtre, servons-nous de celle-ci en l’honorant. Ce sera plus noble d’abord, plus politique en même temps que de la susciter contre nous.


L’Arabe est patient. La monotonie des jours dans l’horizon uniforme lui a appris la patience. Et surtout il la tient de sa foi, patient… parce qu’il se sait immortel.

On m’a cité l’exemple d’un Arabe qui arrive dans une gare au moment précis où le train — un train unique par vingt-quatre heures — siffle et s’éloigne.

L’Arabe le regarde partir, curieux, charmé de voir cette puissance étrange activer sa vitesse ; puis, lentement, le fils du désert s’assied, tire quelques dattes du capuchon de son burnous, et, vingt-quatre heures durant, attend le train qui doit suivre.

La patience aussi est une force. Pourquoi la mettre contre nous ?


Voilà, ô Loti, les réflexions que je vous dédie, à vous qui êtes un poète, — incompris d’ailleurs au point de vue philosophique, malgré l’admiration générale qu’ont soulevée vos livres, — à vous qui vous êtes fait l’éducateur d’un simple, « mon frère Yves », d’un nomade du désert d’eau que, lentement et à force d’affection et de génie, vous avez élevé au rang de frère.

Cette action-là, ô Loti, c’est l’action future, sacrée, de l’esprit de liberté sur les masses inférieures. A défaut d’autre religion, nous aurons celle de la pitié, la vénération de la douleur, le respect de la misère, l’amour des faibles, des vaincus, sans autre récompense que la joie de se donner, de créer, de faire œuvre d’hommes-dieux.

C’est là l’essence du génie chrétien, qui refleurira à la cime de la civilisation universelle.

Un de mes frères à moi m’écrivait il y a quelques jours : « Proclame (pour faire ton devoir de poète) les devoirs du riche et les droits du pauvre ; c’est tout l’Évangile. » Oui, quoi que cela puisse coûter, c’est cela, ô Loti, qui est la vérité. Elle paraît encore gênante à beaucoup des nôtres, je le sais. Mais elle est impérieuse et s’imposera, ou bien ce sera la fin du vieil Occident.

Oui, il faut que ceux qui savent, proclament les droits de l’ignorant ; que les forts proclament le droit des faibles, les riches le droit des pauvres, le vainqueur les droits du vaincu.

Alors seulement il sera permis aux puissants de ce monde de parler, avec noblesse, de soumission et de devoir, aux ignorants, aux faibles, aux pauvres, aux vaincus.

Là est la Révolution, ou elle n’est qu’un mensonge. Là est la France.


Les temps approchent. Les signes se multiplient.

J. A.

Paris, 16 mai 1888.

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