Histoire naturelle des oiseaux d'Afrique, t. 1
LE CHASSE-FIENTE, No. 10.
Indépendamment du grand vautour décrit dans l’article précédent, on trouve encore dans toute la partie de l’Afrique que j’ai parcourue, un autre grand vautour qui diffère totalement du premier, tant par les couleurs que par plusieurs caractères qui le feront distinguer facilement de l’autre espèce.
J’ai laissé à cet oiseau le nom de Chasse-fiente, qui est la traduction littérale du nom hollandois stront-jager, par lequel les colons du Cap de Bonne-Espérance désignent, en général, tous les vautours, et particulièrement celui de cet article, parce qu’il est le plus connu; l’oricou ne se trouvant que sur les confins des plantations européennes, où, comme je l’ai dit, il est appelé oiseau de charogne, noir (swarte-aas-vogel).
Le Chasse-fiente est l’oiseau dont parle Kolbe, sous le même nom, et qu’il donne pour un aigle du Cap. On voit que Buffon, en rapportant ce prétendu aigle du Cap au genre des vautours, n’a pas été fondé cependant à le placer parmi l’espèce de l’urubu de l’Amérique, et à conclure que l’urubu se trouvoit également en Amérique et en Afrique: conclusion d’autant plus hasardée, qu’il n’est encore rien moins que prouvé, qu’aucun des vautours du nouveau monde se trouve aussi dans l’ancien. Mais Buffon ne s’est pas contenté de cela seul; il a de plus voulu nous indiquer précisément le passage entre le Brésil et la Guinée, où l’urubu a dû traverser la mer pour se rendre en Afrique. Si ce naturaliste s’étoit donné la peine de comparer l’urubu d’Amérique à la description de Kolbe, il se seroit facilement convaincu que le bec gros et crochu du stront-vogel ne pouvoit convenir à l’urubu, qui l’a, au contraire, long et si mince que les colons espagnols et portuguais lui ont donné le nom de gallinaco, gallinaca, et les Anglois celui de dindon-buse. L’urubu a, en effet, le bec plus ressemblant à celui d’un dindon qu’à celui d’un vautour. Dumarchais, qui avoit bien remarqué la forme particulière du bec de cet oiseau de proie, en conclut trop légèrement que c’est une espèce de dindon sauvage qui s’est habituée à manger des corps morts et de la charogne. Voyez l’ourigourap, planche 14 de ce volume. Cet oiseau, qui est aussi un vautour, a le bec fait à peu près comme celui de l’urubu, sinon qu’il est plus alongé.
Il est heureux que le dessinateur ait au moins vu l’urubu quand il l’a dessiné; car il est passablement représenté dans les planches enluminées de Buffon, No. 187, sous le nom de vautour du Brésil[3]. On ne peut pas en dire autant de Buffon; car certainement il n’a pas même jeté un coup-d’œil sur la planche qui représente cet oiseau, sans quoi il n’auroit pas commis l’erreur qu’il a faite. Mais malheureusement il est facile de se convaincre que tous ses rapprochemens ont été faits de la même manière, c’est-à-dire, sans avoir ni vu ni comparé les espèces. Il est encore bon de remarquer que le Chasse-fiente d’Afrique est plus de trois fois plus fort que l’urubu, étant seulement un peu moins grand que l’oricou. Ses aîles ployées s’étendent presque jusqu’au bout de la queue. Ce caractère seul suffira pour le distinguer de l’oricou, dont les aîles dépassent la queue de plusieurs pouces. Il n’a pas non plus la tête et le cou nus comme ce dernier, mais couverts, comme le percnoptère et le vautour du No. 425 de Buffon, d’un duvet fin et cotonneux.
Avant d’avoir comparé le Chasse-fiente avec ces deux oiseaux, je croyois devoir le rapporter à l’espèce du percnoptère; mais la confrontation de ces trois oiseaux m’a fait voir que je m’étois trompé, et que le Chasse-fiente est une nouvelle espèce à ajouter à ces deux autres, qui, de tous les vautours décrits, ont le plus de ressemblance avec lui.
On ne sauroit confondre le Chasse-fiente avec le percnoptère; puisque le caractère de ce dernier, d’avoir les aîles plus courtes et la queue plus longue que les aigles, ne convient nullement au premier, dont les aîles, au contraire, sont plus longues et la queue plus courte: d’ailleurs, sa tête est d’un bleu clair, et son cou n’est point couvert d’un duvet blanc, mais jaunâtre; enfin, le Chasse-fiente n’a point la tache brune en forme de cœur, que le percnoptère porte sur la poitrine, et sa couleur est toute différente. Le Chasse-fiente ne peut pas non plus être considéré comme une variété du vautour du No. 425 de Buffon: la seule inspection des deux figures suffira pour en convaincre ceux qui prendront la peine de les comparer ensemble.
La couleur générale du Chasse-fiente tire sur le fauve isabelle, et approche de celle qu’on nomme café au lait. Quelques-unes des petites couvertures des aîles sont marquées d’une teinte plus foncée, et les grandes pennes sont noirâtres. Il a au bas du cou, par derrière, une espèce de fraise de plumes longues et effilées, qui sont contournées par le frottement de la tête, que cet oiseau y cache en la rentrant dans ses épaules. Les plumes qui couvrent les jambes descendent un peu sur le tarse par devant. Les écailles larges qui couvrent les pieds et les doigts, sont brunâtres. Les ongles ont une couleur de corne noirâtre, ainsi que le bec. L’œil est d’un brun foncé. Le mâle et la femelle diffèrent peu l’un de l’autre; et je n’ai jamais vu qu’une très-petite différence dans leurs tailles; seulement le mâle est un peu moins fort; mais il s’en faut de beaucoup qu’il y ait cette grande disproportion qu’on remarque entre les deux sexes dans presque tous les autres oiseaux de proie.
Le Chasse-fiente se retire dans les rochers sur les plus hautes montagnes. Toute cette chaîne de monts entassés qui couvrent la pointe de l’Afrique, depuis la ville du Cap jusqu’à la baie Falso, en recèle une très-grande quantité. C’est de-là, qu’ils s’échappent pour se répandre sur toutes les habitations des environs, où ils trouvent en abondance de quoi satisfaire leur faim, parce que les terres du voisinage de la ville étant très-arides, sont peu propres à la nourriture des bestiaux, qui y périssent fort fréquemment faute de subsistance; aussi rencontre-t-on toujours sur les routes plusieurs bœufs morts qu’on a abandonnés sur les chemins; il est même fort heureux pour les habitans paresseux de ces contrées, que les vautours les délivrent de ces cadavres infects. J’ai vu ces oiseaux descendre jusqu’à l’entrée des boucheries, pour se repaître des têtes et des intestins des animaux qu’on y égorge, et qu’on a la mauvaise habitude de jeter devant la porte. Le Chasse-fiente fréquente aussi beaucoup les bords de la mer, où les habitans font porter toutes les vidanges des maisons. Ils y sont attirés de même par tout ce qui se jette des vaisseaux qui sont en rade, ainsi que par les coquilles, crabes et poissons morts que la mer vomit de son sein. C’est probablement cette abondance de nourriture, qui a si fort multiplié dans la colonie du Cap l’espèce du Chasse-fiente, qui y est beaucoup plus nombreuse que celle de l’oricou.
Je sais, par l’expérience que j’en ai faite, que le Chasse-fiente peut vivre long-tems sans prendre de nourriture; car ayant pris deux de ces oiseaux en vie, un jour qu’un grand vent de sud-est en avoit abattu plusieurs dans les rues du Cap, je voulus les laisser mourir de faim, pour les faire maigrir; parce qu’en général ces oiseaux sont excessivement gras. Je les fis mettre, à cet effet, dans une grande cage à poulets, sans leur donner aucune nourriture. Au bout de quelque tems, j’en tuai un que je trouvai encore trop gras. Après cela, je laissai jeûner l’autre plusieurs jours; mais le voyant affoibli, et le croyant assez maigre, je le tuai: je fus fort étonné de lui trouver encore trop de graisse quand je le préparai.
Ce que j’ai dit des mœurs de l’oricou convient parfaitement au Chasse-fiente, qui a les mêmes habitudes. Cette espèce est, comme je l’ai remarqué, infiniment plus multipliée que l’autre, quoique les femelles pondent le même nombre d’œufs; ceux du Chasse-fiente sont d’un blanc bleuâtre. Ces oiseaux étant d’une couleur plus apparente que celle de l’oricou, on les distingue mieux quand ils sont perchés sur les rochers à l’entrée de leurs retraites, où on les apperçoit comme autant de taches blanches. C’est un fort joli coup-d’œil que de voir une troupe de ces oiseaux qui couvrent entièrement toute une chaîne de montagnes; il suffit alors de leur tirer un coup de carabine à balle, pour les voir tous reprendre pesamment leur vol et tournoyer ensuite dans l’air. Dans les déserts, où les vautours ne trouvent pas toujours des cadavres en abondance, ils se nourrissent de tout ce qu’ils peuvent rencontrer. J’en ai tué qui n’avoient dans le jabot que des morceaux d’écorce d’arbre ou de la terre glaise, souvent même que des os entiers sur lesquels il n’y avoit pas la moindre chair, et quelquefois aussi leur jabot n’est rempli que de fiente d’animaux. Les Sauvages m’ont assuré que quand les vautours sont pressés par le besoin, ils dévorent réciproquement leurs petits, et même les leurs propres; mais je n’ai jamais été à même de vérifier ce fait, ainsi je ne l’assure pas. Les tortues de terre et les buccins terrestres du Cap, que ces oiseaux avalent tout entier, sont pour eux une proie fort délicate; ils se jettent aussi sur ces nuées de sauterelles, dont j’ai parlé dans mes voyages.