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Histoire naturelle des oiseaux d'Afrique, t. 1

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LE BLAGRE, No. 5.

Le Blagre est en Afrique ce qu’est le balbusard en Europe. Modélé sur les mêmes proportions, il a aussi précisément les mêmes mœurs. Il fait sa principale nourriture de poisson, qu’il fixe du haut des airs, et qu’il saisit en se plongeant même entièrement dans l’eau. Perché sur un arbre, près d’une rivière ou d’un lac, ou sur quelque rocher qui borde la mer, il passe des matinées entières à y guetter les poissons qui se présentent à sa portée. On le trouve rarement dans l’intérieur des terres arides; il ne fréquente que les bords de la mer et des rivières poissonneuses. Il vole à une prodigieuse hauteur, d’où on l’entend pousser des cris très-aigus. Ces oiseaux paroissent avoir l’œil perçant; car je les ai vu descendre presque des nues tout droit sur des poissons qui nageoient à la surface de l’eau, et en emporter d’assez gros dans leurs serres. La chair du Blagre a un goût insipide de poisson, et sa graisse, qui est très-abondante, est si huileuse, qu’en écorchant l’oiseau, elle se répand sur toutes les plumes. Deux individus de cette espèce, que j’avois préparés avec le plus grand soin, ont été totalement gâtés, parce que cette graisse, avec le tems, s’est répandue sur chacune des plumes de ces oiseaux; de manière qu’elles s’en sont trouvées entièrement imbibées, comme si on avoit trempé la peau dans de l’huile.

Le Blagre est de la taille de notre balbusard; ses plumes ont la rudesse de celles des martins-pêcheurs, sur-tout celles du ventre, dont les barbes sont très-serrées et fort unies entre elles. La tête, le cou, et tout le plumage antérieur, sont d’un blanc satiné. Sur la tête et le derrière du cou, la côte de chaque plume est brunâtre; le manteau et les petites couvertures des aîles sont d’un léger gris-brun, ainsi que la queue, dont le bout est blanc. Les grandes pennes sont noirâtres; les moyennes ont leurs barbes extérieures de la même couleur que le manteau; le bec est brunâtre, les pieds sont jaunes, les ongles noirs et l’iris est d’un brun foncé.

Les ornithologistes qui, comme Buffon, ne cherchent qu’à diminuer les espèces, ne manqueront pas de prendre le Blagre pour une variété de notre balbusard; mais moi, qui ne crois point à ces grandes variations produites par l’influence du climat, je le donne pour être certainement une seconde espèce du même genre.

Kolbe, dans son voyage au Cap, fait mention de plusieurs aigles qu’il a vus, dit-il; mais, en jetant les yeux sur la partie ornithologique de son livre, il est aisé de voir qu’il n’avoit pas la moindre connoissance dans cette partie. Le stront-vogel, qu’il donne pour un aigle, est un très-grand vautour du Cap, dont je parlerai. Je n’ai jamais vu au Cap l’orfraie, ni l’oiseau qu’il nomme l’aigle canardière, lequel s’élevant, suivant lui, à une prodigieuse hauteur, dévoroit en l’air les canards. Il est absurde d’avancer un pareil fait, qui est parfaitement faux; car jamais les oiseaux de rapine ne dépècent leur proie en volant. Buffon rapporte, je ne sais pourquoi, cet aigle canardière à son petit aigle: il n’y a pourtant pas un mot dans l’indication de Kolbe qui puisse l’avoir autorisé à ce rapprochement. Quant aux autres aigles que ce voyageur a vus en mer dévorant les poissons volant, ce n’étoit probablement que des frégates ou des albatros, dont il aura fait des aigles; comme de l’outarde du Cap il a fait un paon; parce qu’en effet les colons nomment cet oiseau, paon sauvage. Il seroit plus qu’étonnant, qu’ayant passé cinq ans au Cap, uniquement occupé à la recherche des oiseaux, je n’aie jamais apperçu ces aigles dont parle Kolbe, et qu’il dit sur-tout être si communs. Je ne me serois jamais avisé de parler des oiseaux dont cet auteur fait mention, si Buffon ne s’étoit pas servi de ses indications pour faire des rapprochemens, et en tirer ensuite des conséquences souvent très-absurdes.

Il n’y a point d’oiseau sur lequel on ait débité autant de fables que sur les aigles, et principalement sur notre balbusard, qui a été très-anciennement connu; si toutefois on peut se servir du mot connu, pour désigner les erreurs grossières qui ont été débitées sur cet oiseau. Albert le Grand ayant écrit que le balbusard avoit un pied d’épervier, et l’autre pareil à celui d’une oie; Gesner, Aldrovande, Klein, et même Linnæus, l’ont répété d’après lui. Rien ne prouve mieux la manière dont observoient les anciens ornithologistes; et malheureusement il n’y a aucun ouvrage nouveau qui ne soit entaché de toutes les erreurs et absurdités des écrivains anciens; et cela parce qu’il est plus court et plus facile, de compiler tranquillement un livre que de faire soi-même des observations; et c’est très-souvent d’après les exposés les plus absurdes et les plus hors de vraisemblance qu’on tire des conséquences; car les ornithologistes qui n’ont jamais étudié la nature que dans les écrits de leurs prédécesseurs, et voulant cependant nous donner aussi leurs propres idées, entassent de nouvelles réflexions absurdes sur d’anciennes erreurs; ce qui ne nous donne que des résultats encore plus monstrueux. C’est ainsi que Buffon lui-même, confondant souvent trois et quatre espèces très-différentes et très-connues, pour n’en faire qu’autant de variétés de la même espèce, nous présente ensuite, pour une seconde espèce du même genre, un oiseau dont il n’a d’autre indication qu’une description si imparfaite qu’il est impossible de débrouiller le genre auquel il appartient.

Quant à moi, je trouve que ceux qui ont donné les variétés d’âge ou de sexe de la même espèce comme autant de différentes espèces, ont moins fait de mal que Buffon, qui s’élève si fort contre eux, lorsqu’il nous indique comme trois variétés de climat, trois oiseaux qui, non-seulement sont de différentes espèces, mais même de genres différens, comme je le prouverai en parlant des pie-grièches du Cap; et dans cent autres articles, je prouverai aussi que ce grand naturaliste, en écrivant son ornithologie, n’a peut-être jamais vu l’oiseau dont il parloit, ou du moins qu’il ne l’a certainement pas examiné. D’ailleurs, il n’y a pas d’ouvrage sur les oiseaux à qui ce que je viens de dire ne puisse être appliqué. A quoi bon encore rappeler dans chaque nouvelle ornithologie, quantité d’espèces si superficiellement décrites, soit par des voyageurs, soit par les anciens, qu’il est même douteux que ces oiseaux aient jamais existé. Je pense qu’il vaut mieux de décrire bien exactement une espèce que l’on voit et dont on est certain de l’existence, que de se disputer sur l’analogie d’une autre, décrite depuis plusieurs siècles; et certainement plus on sera indécis sur l’espèce à laquelle on peut rapporter un individu décrit, autant plus mal sera faite cette description. D’ailleurs, quand j’ouvre un livre pour m’instruire et que je vois un oiseau très-connu, le balbusard par exemple, à qui on donne un pied d’oiseau de proie et un de canard; et qu’un autre me dise que cela est possible, puisqu’il sait qu’il existe des poules d’eau qui sont moitié palmipèdes et moitié fissipèdes; tandis qu’un autre prétend encore du même oiseau, que le père et la mère tuent celui de leurs petits qui ne peut soutenir les rayons du soleil; et d’autres encore, que les balbusards sont le produit d’aigles de différentes espèces qui s’accouplent ensemble, et que ces balbusards produisent après des petits vautours, qui eux-mêmes produisent des grands vautours, etc. etc.: je dis qu’il ne faut jamais ouvrir ces livres pour s’instruire, et que ceux qui les ont écrits n’étoient rien moins qu’ornithologistes, et certainement point observateurs. On ne peut donc ajouter foi à leurs écrits comme naturalistes. Buffon, qui a combattu ces absurdités, y tombe cependant lui-même, au sujet de l’urubu et du stront-vogel du Cap, désignés par Kolbe. J’invite le lecteur à lire d’un bout à l’autre dans Buffon, l’article de l’urubu, ouroua, aura ou marchand; il verra là tout ce qu’il est possible d’entasser d’absurde sur les rapprochemens.


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