← Retour

Histoire naturelle des oiseaux d'Afrique, t. 1

16px
100%

OISEAUX DE PROIE.


LE GRIFFARD, No. 1.

Les proportions de toutes les parties du corps, fournissent aux naturalistes les meilleurs caractères qu’ils puissent employer pour désigner les différentes espèces d’animaux. Les formes déterminent souvent les facultés et les mœurs; tandis que les couleurs ne nous présentent quelquefois que des livrées accessoires, sur-tout dans la classe très-nombreuse des oiseaux de proie, dont chaque âge nous offre autant de variétés de plumage. Les formes distinguent physiquement les divers genres d’animaux les uns des autres, et jettent des différences sans nombre dans les fonctions de la vie et des caractères moraux, qu’il est aussi essentiel de saisir dans l’étude de la nature que celles qu’on remarque dans leur conformation.

L’aigle d’Afrique, que j’ai nommé Griffard, se distingue parmi les espèces de ce genre d’oiseaux, qui possèdent éminemment le courage, la force et des armes sanguinaires: avec une taille égale à peu près à celle du grand aigle, ou aigle royal, il a les jambes plus longues, plus musculeuses et des serres plus fortes: caractères propres à faire reconnoître cet oiseau, non-seulement lorsqu’il est placé dans une collection à côté des autres aigles, mais encore quand il vole, les jambes pendantes, à la poursuite des quadrupèdes dont il fait sa pâture.

Les diverses espèces de petites gazelles et les lièvres sont sa proie ordinaire: il fond sur les premières, les tue facilement et d’une manière qui démontre la force dont la nature l’a doué. Mais c’est sur-tout dans sa haine pour les autres grands oiseaux de rapine, qu’il fait admirer son courage: il les poursuit dès qu’il les apperçoit; font-ils résistance, il les combat impitoyablement, les oblige à fuir, et n’en souffre aucun dans le canton qu’il a choisi pour son domaine et sa chasse.

Il arrive souvent que des bandes de vautours et de corbeaux, se réunissant, cherchent à saisir le moment favorable pour s’emparer de l’animal que vient d’abattre le Griffard; mais la contenance intrépide et fière de cet oiseau posé sur sa proie, suffit pour tenir à l’écart cette légion de carnivores.

On trouve ordinairement le Griffard accompagné de sa femelle; ils se séparent rarement, et ne s’écartent point du vaste arrondissement où ils se sont fixés. C’est sur la cime des plus grands arbres ou entre les rochers escarpés et inaccessibles qu’ils établissent leur aire: c’est ainsi que se nomme le nid des aigles, qui n’est jamais creux comme celui des autres oiseaux, mais plat, en manière de plancher. Celui du Griffard est si solide, qu’un homme peut s’y tenir, sans craindre de l’enfoncer; aussi lui sert-il nombre d’années. Il est composé d’abord de plusieurs fortes perches, plus ou moins longues, suivant la distance des enfourchures des branches sur lesquelles elles doivent porter. Ces dernières traverses sont enlacées, en tous sens, par des branches flexibles qui les lient fortement ensemble et servent de fondement à cet édifice; qui est ensuite surmonté d’une grande quantité de menu bois, de mousse, de feuilles sèches, de bruyère, et même de feuilles de plantes liliacées ou de roseaux, s’il s’en trouve dans les environs. Ce second plancher est recouvert d’une couche de petits morceaux de bois sec; et c’est sur ce dernier lit, où il n’entre rien de douillet, que la femelle dépose ses œufs. Cet aire ou nid, ainsi construit, peut avoir quatre à cinq pieds de diamètre et deux pieds d’épaisseur; sa forme est irrégulière. Il dure, comme je l’ai remarqué, nombre d’années, et peut-être même toute la vie du couple, quand aucun danger ne les oblige de s’éloigner d’un premier établissement.

A la vétusté graduelle d’un amas considérable d’ossemens de différens quadrupèdes, que je trouvai au pied d’un très-grand arbre qui portoit un de ces nids, ainsi qu’aux diverses couches des débris de la surface extérieure du nid, mêlés à ceux des animaux, on auroit pu calculer son ancienneté, et compter combien de fois il avoit été réparé pour les besoins d’une famille naissante.

Quand le local n’offre point d’arbre au Griffard, pour y construire son aire, il le place entre des rochers, et le façonne, comme le premier, à l’exception du fondement, qui devient inutile, puisque le lit de mousse est établi directement sur la pierre; mais c’est toujours sur des buchettes que les œufs sont déposés, et dans aucun cas sur des matières plus moëlleuses.

J’ai observé que, de préférence, le Griffard choisit un arbre isolé pour son domicile; parce qu’il est très-méfiant et qu’il aime à voir ce qui se passe autour de lui. Dans les rochers, sa couvée est plus exposée à devenir la proie de plusieurs espèces de petits quadrupèdes carnassiers; qui, justement parce qu’ils sont plus petits, sont d’autant plus à redouter. C’est ainsi que, parmi les hommes, les ennemis foibles et pusillanimes sont souvent les plus dangereux.

La femelle du Griffard pond deux œufs presque ronds, entièrement blancs, et de trois pouces quelques lignes de diamètre; pendant qu’elle couve, le mâle veille aux besoins communs, lui apporte sa nourriture et chasse pour toute sa famille, jusqu’à ce que les petits puissent rester seuls dans l’aire sans courir de danger; car, devenus plus grands, ils exigent des provisions si considérables, que les vieux, suffisant à peine à leur voracité, sont alors obligés de chasser ensemble, afin de satisfaire un appétit aussi démesuré que l’est celui de deux aiglons; il est tel même, que des Hottentots m’ont assuré avoir vecu, pendant près de deux mois, de ce qu’ils déroboient chaque jour à deux Griffards, dont le nid étoit dans leur voisinage. Je n’ai pas eu de peine à les croire, d’après ce que j’ai vu moi-même d’un de ces oiseaux que j’ai conservé quelque tems vivant, ne lui ayant cassé que le bout de l’aîle en le tirant: il fut trois jours entiers sans vouloir absolument manger, malgré tout ce que je pus lui offrir; mais aussitôt qu’il fut habitué à prendre sa nourriture, nous ne pouvions plus le rassasier; il devenoit furieux à la vue d’un morceau de viande qu’on lui faisoit voir, en avaloit tout entier des tronçons de près d’une livre, et n’en refusoit jamais, quoique son jabot fut quelquefois si plein qu’il étoit forcé d’en dégorger une partie; mais il ne tardoit jamais à reprendre ce qu’il avoit ainsi rendu. Toute chair quelconque étoit de son goût, même celui d’autres oiseaux de proie; et il s’accommoda fort bien des débris d’un autre Griffard que j’avois dissequé.

Lorsque ces oiseaux sont perchés, on les entend de très-loin pousser fréquemment des cris aigus et perçans, mêlés, de moment à autre, de tons rauques et lugubres. Ils volent à une si prodigieuse hauteur, que souvent on les entend sans qu’il soit possible de les appercevoir.

Le Griffard peut donc être comparé au grand aigle pour la taille; mais il en diffère, comme nous l’avons fait remarquer, par les dimensions des jambes et des serres, et par la tête qu’il a aussi plus ronde, quoique son bec soit plus foible et moins renflé dans la partie de sa courbure. Il est caractérisé: 1o. par les plumes de l’occiput, qui, étant un peu plus longues que les autres, forment par derrière une espèce de petite huppe pendante. 2o. La queue est carrée, c’est-à-dire, que toutes les pennes qui la composent sont également longues entre elles. Nous nous servirons toujours par la suite de la même dénomination pour exprimer cette forme de queue. 3o. Les jambes et les pieds sont couverts de plumes jusqu’à la naissance des doigts; celles des jambes[1] sont courtes et ne forment point ce que l’on désigne vulgairement en fauconnerie sous le nom de culotte. 4o. L’oiseau étant en repos, les aîles s’étendent jusqu’à l’extrémité de la queue. La femelle du Griffard a huit pieds sept pouces d’envergure et le mâle seulement sept pieds cinq pouces. 5o. Le jabot est proéminent et couvert d’un fin duvet blanc très-lustré; le bec, bleuâtre à son origine, est noir au bout; les doigts, très-écailleux, sont d’une couleur jaunâtre; les ongles approchent du noir; ils sont très-arqués et forment autant de demi-cercles presque parfaits: celui de derrière se trouve le plus grand; ensuite celui du milieu, puis ceux du dedans; enfin, les deux plus petits, sont les extérieurs de chaque côté. L’œil, qui est très-ouvert, s’enfonce dans la tête et se recouvre par la partie supérieure de l’orbite, qui déborde de trois lignes. L’iris est d’un beau brun noisette très-vif.

Je n’ai remarqué d’autre différence entre le mâle et la femelle sinon que cette dernière étoit plus forte d’un quart à peu près dans tout son volume. Les couleurs étoient les mêmes à une légère teinte près, que le mâle avoit de plus foncé sur les aîles.

On rencontre le Griffard dans le pays des Grands Namaquois. C’est vers le vingt-huitième degré de latitude sud et sur les bords de la Grande-rivière, que je vis le premier couple de ces oiseaux. J’étois à plus de trois lieues de ma tente, quand je les tuai tous deux, à peu de distance l’un de l’autre. Arrivé à mon camp, j’étois excédé de les avoir portés. Ils pesoient ensemble à peu près vingt-cinq à trente livres. En avançant vers le tropique, j’ai vu souvent des oiseaux de la même espèce; et comme je ne les ai jamais rencontrés dans mon voyage à la Caffrerie, je crois pouvoir fixer leur demeure dans l’espace compris entre le vingt-huitième degré de latitude sud et le tropique, et même jusqu’à la ligne, et peut-être sous toute la zone torride; enfin, dans la partie de l’Afrique qui n’est point habitée par les Blancs. Il est même plus que probable qu’autrefois l’espèce étoit répandue jusqu’au Cap de Bonne-Espérance; mais sans doute que les colons, à mesure qu’ils défrichèrent les terres et pénétrèrent dans le désert, contraignirent ces aigles à s’enfoncer encore plus avant dans le pays; comme l’ont fait tous les grands animaux de ces contrées, qui, ayant besoin eux-mêmes d’une vaste étendue de terrain pour fournir à leur subsistance, ont fui un plus grand dévastateur qu’eux, l’homme en société.

Une courte et succincte description des couleurs du Griffard suffira maintenant pour ne pas le faire confondre ni avec le grand aigle ni avec aucun des aigles qui ont été décrits jusqu’à ce jour. Il a le dessous du corps, depuis la gorge jusqu’à la queue, y compris les jambes et les tarses, d’un beau blanc. Le dessus de la tête, le derrière et les côtés du cou sont couverts de plumes blanches à leur origine et d’un gris brun vers la pointe; le blanc s’aperçoit autant que le brun vers les joues et dans quelques endroits du cou, ce qui forme une espèce de tigré fort agréable. Le dos et les couvertures de la queue, sont brunâtres; tout le manteau est de cette dernière couleur, mais chaque plume est bordée d’une teinte plus claire que le fond; les grandes pennes de l’aîle sont noires; les moyennes sont rayées transversalement d’un blanc sale et de noirâtre; les dernières sont bordées de blanc à leur pointe; la queue est rayée de même que les moyennes pennes de l’aîle.


Chargement de la publicité...