Histoire naturelle des oiseaux d'Afrique, t. 1
LE VOCIFER, No. 4.
Voici, sans contredit, une des plus belles espèces d’aigles; non-seulement distinguée par la beauté de son plumage, mais encore par l’élégance de sa forme et par sa taille, dont les dimensions égalent celles de l’orfraie. Le Vocifer est remarquable par le blanc de la partie antérieure du corps et de la queue, et par le brun-roux mêlé de noir qui en pare le reste; les plumes de la tête, du cou et des scapulaires, qui sont également blanches, montrent toutes leurs côtes brunes. Celles de la poitrine portent quelques taches rares, longitudinales, d’un noir-brun; le reste du plumage est d’un brun ferrugineux, flambé d’un noir brûlé; les plus petites couvertures des aîles sont d’une teinte plus claire, approchant de la rouille; les scapulaires qui les avoisinent sont mêlés de noir, et tranchent agréablement sous le blanc des autres, qui s’étendent sur le dos en pointe de mouchoir. Les pennes de l’aîle sont noires, et en partie comme finement marbrées de blanc et de roux à leurs barbes extérieures; le bas du dos et les recouvremens du dessus de la queue sont d’un noir mêlé de blanc sale. Entre le bec et l’œil, la peau se montre, et cette partie est seulement couverte de poils rares: sa couleur est jaunâtre, ainsi que la base du bec, les pieds et les doigts. L’iris est d’un brun-rouge; les plumes des jambes descendent d’un demi pouce sur le tarse par devant; les ongles et le bec sont d’un bleu de corne; le jabot, qu’on apperçoit un peu, est couvert d’un duvet long et frisé. La queue est légèrement arrondie; c’est-à-dire, que les pennes extérieures sont les plus courtes, tandis que les autres s’allongent successivement jusqu’aux deux du milieu qui sont les plus longues et d’ailleurs égales entre elles.
La femelle a beaucoup moins de noir dans son plumage; son blanc est moins pur et son roux moins foncé. Elle est plus forte que le mâle.
Les aîles ployées s’étendent jusqu’à l’extrémité de la queue, et leur envergure est de près de huit pieds.
Dans son jeune âge, le Vocifer, au lieu de blanc, porte du gris cendré, et sa queue est alors entièrement de cette dernière couleur; mais avec l’âge elle devient blanche. A la seconde mue, il a déja autant de blanc que de gris, et la queue est de même composée de quelques pennes absolument blanches, d’autres d’un gris-brun, et quelques-unes enfin mêlées de ces deux couleurs. Ce n’est donc qu’à la troisième année que ces oiseaux prennent leur élégante livrée, telle qu’on la voit dans la planche enluminée, qui représente la femelle.
On trouve le Vocifer sur les bords de la mer, et principalement à l’embouchure des grandes rivières, sur la côte est et ouest d’Afrique, dans toute la distance que j’ai parcourue de cette partie du monde. Je ne l’ai jamais vu dans l’intérieur des terres, parce que, faisant sa principale nourriture de poisson, il ne fréquente que les lieux jusqu’où remonte la marée; car la plupart des rivières d’Afrique n’étant que des torrens qui descendent des montagnes, on sent bien que le poisson doit y être aussi rare qu’il est abondant sur la côte et dans la partie des rivières qui avoisinent la mer. Dans l’intérieur des terres, j’ai seulement trouvé ces oiseaux le long du cours de la rivière d’Orange, ou Grande-Rivière, parce qu’elle est poissonneuse par-tout.
Le Vocifer, de même que l’orfraie et le balbusard, fond rapidement du haut des airs sur le poisson qu’il apperçoit. J’ai eu souvent occasion de voir cet aigle s’abattre avec bruit sur l’eau, y plonger même entièrement son corps, et en sortir tenant un gros poisson dans ses serres. C’est sur des rochers voisins ou sur des troncs d’arbres que les eaux ont déracinés, chariés et amoncelés sur les bords des rivières, qu’il va dévorer sa proie et qu’il fait l’établissement de sa pêcherie d’une manière fixe et stable; car il mange habituellement sa pêche aux mêmes endroits, qu’il est facile de reconnoître aux monceaux de têtes et d’arêtes de poisson que l’on y trouve. J’ai vu des ossemens de gazelles parmi ces restes; ce qui prouve qu’il chasse aussi ce gibier. Il dédaigne apparemment de faire la guerre aux oiseaux; car je n’en ai jamais trouvé des débris dans ceux dont j’ai parlé, mais bien ceux d’une espèce de grand lézard très-commun dans plusieurs rivières d’Afrique.
J’ai pris le nom de Vocifer, de l’habitude qu’ont ces aigles de jeter fréquemment de grands cris, différemment accentués, et de se répondre entre eux de fort loin, perchés sur les rochers qui bordent la mer, ou sur quelque tronc d’arbre renversé sur le sable des rivières. On les voit, pendant ces sortes de conversations bruyantes, faire de très-grands mouvemens du cou et de la tête; indice certain des efforts nécessaires à la production des accens variés de leur voix. Ces cris les décèlent toujours; mais il est néanmoins fort difficile de les approcher d’assez près pour les tirer. J’ai été obligé, pour parvenir à en tuer un, de faire creuser une fosse, recouverte d’une natte sur laquelle j’avois fait jeter de la terre: j’ai passé trois jours entiers dans cette embuscade à portée d’un tronc d’arbre sur lequel un couple de ces oiseaux venoient d’ordinaire dévorer leur proie. Ils n’y sont revenus que quand la terre dont j’étois recouvert n’avoit plus une couleur fraiche et différente de celle qui est hâlée par l’ardeur du soleil. A la fin du troisième jour, j’ai tué la femelle, qui encore, comme on a pu le voir dans la relation de mes voyages, m’a presque couté la vie, lorsque, pour l’aller chercher de l’autre côté du Queur-Boom où elle étoit tombée, je m’avisai de traverser cette rivière pendant la haute marée et manquai de m’y noyer. Sans la ruse dont je me suis servi, j’aurois probablement quitté l’Afrique sans avoir pu jouir du plaisir de posséder un aussi bel oiseau. Le mâle en cherchant sa femelle, se fit tuer près du camp en dévorant les restes d’un buffle que j’avois fait jeter pour attirer les oiseaux carnivores.
Le Vocifer est très-méfiant et fort difficile à approcher; il part dès qu’il apperçoit le chasseur, et même de très-loin. Il s’élève à une hauteur prodigieuse; son vol a une grâce toute particulière: on entend fréquemment le mâle, pendant cette fonction, pousser des sons que l’on peut rendre par ca-hou-cou-cou. Ces syllabes étant prononcées lentement, la seconde chantée quelques tons plus haut que la première et les deux autres successivement d’un ton plus bas, on imitera parfaitement le ramage de plaisir de cet oiseau[2]. Il est à remarquer que c’est toujours en l’air que le Vocifer fait entendre ce chant; non en planant, mais quand il accompagne son vol d’un mouvement d’aîles remarquable et comme avec une sorte de complaisance, en les ramenant par dessous son corps, au point de les faire toucher presqu’ensemble. Nous observerons dans ce mouvement, qui accompagne la voix pendant le vol, une analogie avec ce que nous avons dit de celui qu’il forme en criant lorsqu’il est perché, et qui montre, à ce que je crois, la nécessité d’un surcroît d’effort dans cet oiseau, dont la voix est extraordinaire et fort remarquable, en ce qu’elle est très-sonore, qu’on y trouve une certaine harmonie qui plaît, et qui flatte l’oreille, sans avoir enfin le désagréable ton perçant, aigre et plaintif de la plupart des oiseaux de proie.
Le mâle et la femelle ne se quittent point, et partagent de la meilleure intelligence ce que l’un ou l’autre a pêché ou pris à la chasse. Ils construisent leur aire sur le sommet des arbres ou sur les rochers; il est absolument fait comme celui du griffard, à l’exception qu’il est garni intérieurement de matières douilletes, telles que plumes, laine, etc.; sur lesquelles sont déposés deux ou trois œufs entièrement blancs et de la forme de celui d’une dinde, mais plus gros.
Les colons du Cap de Bonne-Espérance nomment cet oiseau grand pêcheur de poisson (groote-vis-vanger), ou pêcheur de poisson, blanc (witte-vis-vanger).
Je n’ai jamais entendu le Vocifer qu’une seule fois dans les environs de la baie Falso; de sorte que cet oiseau paroît très-rare vers le Cap. Ce n’est guère qu’à soixante ou quatre-vingts lieues de là que j’ai commencé à le voir communément; mais l’endroit où il s’en trouve le plus, c’est vers la baie Lagoa. Il semble que le Vocifer se trouve aussi en Négritie; car c’est assurément à lui que l’on peut rapporter ce que Gaby raconte de l’aigle qu’il désigne sous le nom de nonette. Il a, dit-il, la couleur de l’habit d’une carmélite, avec son scapulaire blanc. Cette courte description convient certainement plus au Vocifer qu’à notre balbusard, à qui Buffon la rapporte très-mal à propos.