Histoire naturelle des oiseaux d'Afrique, t. 1
LE MANGEUR DE SERPENS, No. 25.
Le défaut d’observations exactes, les rapports incertains des voyageurs, et bien plus encore l’inexpérience et le peu de connoissance des auteurs qui ont parlé de cet oiseau, sous les différentes dénominations de secrétaire, sagitaire ou messager, ont empêché, jusqu’à ce moment, les naturalistes de voir dans cette espèce un vrai oiseau de rapine, et non-seulement le destructeur des serpens, mais encore de tous les quadrupèdes ovipares; enfin, un oiseau de combat vorace et intrépide; en un mot, un véritable oiseau de proie, armé d’un bec épais et crochu, et dont le corps massif et robuste est de plus muni d’aîles meurtrières, qui lui servent à frapper et assommer sa proie, comme avec une massue, à défaut de serres aigues et fortes dont il ne feroit point usage.
Cet oiseau tient donc aux autres oiseaux de proie par la forme de son bec, par celle de son corps, et par ses mœurs sanguinaires et sauvages; mais il est modifié comme devoit l’être un oiseau de rapine fait pour combattre les serpens et s’en nourrir. Une course continuelle et utile émousse ses ongles, et lui interdit un vol qui ne lui est pas nécessaire, et dont il fait en effet peu d’usage. Le Mangeur de serpens est enfin, dans tout son ensemble, ce que devoit être un oiseau de proie terrestre, destiné, par la nature, à purger les déserts d’Afrique des reptiles les plus dangereux; afin, sans doute, d’y maintenir l’équilibre entre ces espèces redoutables et les autres animaux: équilibre si généralement nécessaire au grand ouvrage du Créateur, et sans lequel la terre ne seroit bientôt plus peuplée que d’êtres malfaisans. Triste exemple de ce qui se passe parmi les hommes, quand les méchans ont acquis par leur nombre, ou par la lâcheté des autres hommes, le droit de tout oser impunément.
Le Mangeur de serpens a la jambe et le tarse très-longs; ce qui élève son corps de terre et le garantit encore plus facilement de la morsure des reptiles venimeux qu’il combat. Ses doigts courts et ses ongles émoussés, ne lui servent point à presser et à enlever sa proie; ses pieds sont destinés et se bornent seulement à poursuivre les serpens avec plus de vîtesse, ou à se dérober à leurs morsures envenimées, par des sauts et des bonds reitérés. La nature a suppléé, dans cette espèce, au défaut de serres, si utiles aux autres oiseaux de rapine; elle a muni ses aîles de proéminences osseuses, qui, quoiqu’émoussées et arrondies, sont propres à cet usage.
Armé de la sorte, il ose attaquer un ennemi aussi redoutable que le serpent; fuit-il, l’oiseau le poursuit; on diroit qu’il vole en rasant la terre; il ne développe cependant point ses aîles, pour s’aider dans sa course, comme on l’a dit de l’autruche; il les réserve pour le combat, et elles deviennent alors ses armes offensives et défensives. Le reptile surpris, s’il est loin de son trou, s’arrête, se redresse et cherche à intimider l’oiseau, par le gonflement extraordinaire de sa tête et par son sifflement aigu. C’est dans cet instant que l’oiseau de proie, développant l’une de ses aîles, la ramène devant lui, et en couvre, comme d’une égide, ses jambes, ainsi que la partie inférieure de son corps. Le serpent attaqué, s’élance; l’oiseau bondit, frappe, recule, se jette en arrière, saute en tous sens, d’une manière vraiment comique pour le spectateur, et revient au combat en présentant toujours à la dent venimeuse de son adversaire, le bout de son aîle défensive; et pendant que celui-ci épuise, sans succès, son venin à mordre ses pennes insensibles, il lui détache, avec l’autre aîle, des coups vigoureux, dont l’énergie est puissamment augmentée par les proéminences et les duretés dont j’ai parlé plus haut. Enfin, le reptile étourdi d’un coup d’aîle, chancèle, roule dans la poussière, où il est saisi avec adresse, et lancé en l’air à plusieurs reprises, jusqu’au moment où, épuisé et sans force, l’oiseau lui brise le crâne à coups de bec, et l’avale tout entier, à moins qu’il ne soit trop gros; dans ce cas, il le dépèce en l’assujettissant sous ses doigts. Des piquans aigus, comme ceux du jacana ou du camichi, seroient sans effet sur la peau lisse et le corps arrondi des serpens; des nœuds durs sont bien plus utiles à l’oiseau dont nous parlons; leurs coups réitérés, donnés avec force, étourdissent le reptile, et lui cassent souvent l’épine vertébrale du premier coup qu’il reçoit.
Le Mangeur de serpens se nourrit également de lésards, moins dangereux à combattre; il ajoute à cette nourriture tout ce qu’il peut trouver de petites tortues, qu’il avale toutes entières, après leur avoir, ainsi qu’aux serpens et aux lésards, brisé le crâne. Il fait aussi un grand dégat d’insectes et de sauterelles.
Dans l’état de domesticité, cet oiseau se nourrit de toute espèce de viandes, crues ou cuites, et mange des poissons. Je l’ai vu mainte fois avaler des jeunes poulets et des petits oiseaux entiers, avec toutes leurs plumes; mais j’ai remarqué que toujours il avoit soin de les faire entrer dans son bec la tête la première. Je ne crois pas que, dans l’état de nature, il attaque les oiseaux; du moins je n’en ai jamais vu d’exemple.
L’un des Mangeurs de serpens que j’ai tués, et qui étoit un mâle, avoit dans son jabot vingt-une petites tortues entières, dont plusieurs avoient près de deux pouces de diamètre; onze lésards de sept à huit pouces de long, et trois serpens de la longueur du bras et d’un pouce d’épaisseur. Outre ces animaux, j’y trouvai encore une multitude de sauterelles et d’autres insectes, dont plusieurs étoient même si entières que je les plaçai dans ma suite de cette classe; les serpens, les lésards et les tortues avoient tous chacun un trou dans la tête. Je trouvai aussi dans l’estomac très-ample de cet oiseau, une pelote grosse comme un œuf d’oie: elle n’étoit composée que de vertèbres de serpens et de lésards, d’écailles de tortues, d’aîles et de pattes de sauterelles, et enfin d’élitres de plusieurs scarabées. Cet oiseau rejette, par le bec, toutes ces dépouilles, ainsi que le font plusieurs autres oiseaux de proie.
Comme tant d’autres êtres puissans de la nature, le Mangeur de serpens abuse de sa force; les moyens offensifs qui lui ont été donnés pour conserver son espèce, tournent souvent contre lui-même. L’amour excitant entre les mâles des combats longs et opiniâtres, ils se frappent mutuellement de leurs aîles, pour se disputer une femelle, qui se rend toujours au vainqueur, et c’est vers le mois de juillet qu’ils entrent en amour. Ces oiseaux construisent un nid plat, en forme d’aire, comme celui de l’aigle, et le placent dans le buisson le plus haut et le plus touffu du canton, qu’ils se sont choisis pour leur domaine: ce nid est garni intérieurement de laine et de plumes; sa dimension est au moins de trois pieds de diamètre; il est arrangé dans le milieu d’un buisson, dont ils ont l’art d’écarter si artistement les branches qu’elles servent de fondement à tout l’édifice; ces mêmes branches, poussant sur les côtés des jets qui montent après plus haut que le nid, forment tout autour une espèce de rempart, qui le dérobe à la vue et le met à même de n’être découvert que très-difficilement.
Au reste, cette manière de nicher sur les buissons est relative au local; on l’observe dans les environs du Cap, dans toutes les plaines arides et brûlées et généralement dépourvues de grands arbres: vers la côte de Natal, où l’on trouve encore ces oiseaux, j’ai vu leur aire placé sur les arbres les plus élevés, où ils se retiroient aussi le soir pour se coucher. Le même nid sert long-tems au même couple, qui, comme chez les aigles, habite seul un domaine assez étendu. La ponte de cet oiseau est de deux et souvent de trois œufs; ils sont entièrement blancs, ponctués de roussâtre, et de la grosseur de ceux d’une oie, mais un peu moins alongés. Les petits sont long-tems hors d’état de prendre leur essor; leurs longs pieds frêles, sur lesquels ils ont d’abord beaucoup de peine à se soutenir, sont la cause de ce retard; et on les trouve encore dans le nid quoiqu’ils aient tout le développement et toute la grandeur propre à leur espèce. Ils ne peuvent enfin bien courir qu’à l’âge de quatre ou cinq mois, et jusqu’à ce moment ils marchent sur le tarse en s’appuyant sur le talon; ce qui leur donne fort mauvaise grace. En revanche, dans l’état parfait, cet oiseau a la démarche aisée, le port noble et les mouvemens pleins de dignité; tranquille, il marche avec une assurance lente et agréable; mais, au besoin, il court d’une vîtesse extrême. Lorsqu’il se voit poursuivi, il préfère de fuir plutôt par la course que de prendre son vol; et, dans ce cas, il fait des pas d’une grandeur démesurée. Il faut, pour obliger cet oiseau à s’envoler, ou le surprendre d’une manière brusque et inopinée, ou le poursuivre à cheval au grand galop; mais alors il s’élève peu, et redescent aussitôt qu’il se voit hors de danger, pour se remettre à courir de plus belle.
Le Mangeur de serpens est très-méfiant et singulièrement rusé; on l’approche difficilement à la portée, pour le tirer avec succès: et comme on ne le rencontre guère que dans les plaines les plus arides et les plus découvertes, lieux que fréquentent de préférence les animaux dont il fait sa proie, il y est en sûreté, étant à même de voir tout ce qui se passe au loin. Aussi, le chasseur, une fois qu’il a été remarqué par lui, doit renoncer au projet de le joindre d’assez près pour être sûr de l’abattre; mais il peut y suppléer par la ruse; car cet oiseau, revenant toujours dans les mêmes cantons, lorsqu’on en aura observé un qu’il fréquente d’ordinaire, il faudra s’y rendre avant le jour, se cacher dans un buisson bien touffu, et y rester jusqu’à ce qu’il se présente convenablement pour être tué. Il faut, dans cette chasse, s’armer de beaucoup de patience, ne pas faire le moindre mouvement, et le buisson dans lequel on se cachera doit même être tellement ombragé qu’on ne puisse voir le jour à travers; sans quoi l’oiseau, très-clairvoyant, y aura bientôt découvert le chasseur. Le canon du fusil, ainsi que les batteries, doivent aussi avoir été frotté avec du sang chaud de quelque animal, afin qu’ils aient le moins d’éclat possible[14]. Voilà la seule manière qui m’ait réussi pour parvenir à me procurer ces oiseaux, et encore n’en ai-je pu tuer que cinq pendant tout le séjour que j’ai fait en Afrique.
Dans cette espèce, le mâle et la femelle se séparent rarement, et toujours on les trouve ensemble. Pris jeune, cet oiseau s’apprivoise facilement, et se nourrit aisément. Il s’habitue avec la volaille, et si on a soin de le bien nourrir, il ne lui fait aucun mal; mais si, au contraire, on le laisse jeûner, les petits poulets et les jeunes canards deviennent bientôt sa proie: c’est donc le besoin seul qui l’invite à mal faire, si toutefois c’est un mal que de pourvoir à sa subsistance. Il n’est pas de son naturel d’être méchant; au contraire, il semble aimer la paix; car s’il y a quelque bataille parmi les animaux de la basse-cour, on le voit aussitôt accourir pour séparer les combattans. Beaucoup de personnes, au Cap de Bonne-Espérance, élèvent de ces oiseaux dans leurs basse-cours; autant pour y maintenir la paix que pour détruire les lésards, les serpens et les rats, qui souvent s’y introduisent pour dévorer la volaille et les œufs.
Le Mangeur de serpens se trouve dans toutes les plaines arides des environs du Cap, et notamment dans le Swart-Land. Je l’ai vu très-fréquemment sur toute la côte de l’est, même jusque chez les Caffres, et dans l’intérieur des terres; mais à la côte de l’ouest, et sur-tout vers le pays des Namaquois, je ne l’ai pas, à beaucoup près, rencontré autant.
Plusieurs naturalistes ont parlé de ce destructeur de serpens, et l’ont décrit; mais peu l’ont, à ce qu’il paroît, bien examiné. Buffon lui donne la dimension d’une grande grue; il s’en faut pourtant de beaucoup qu’il ait la hauteur des grandes espèces de ce genre; il est même inférieur de taille à notre grue européenne, et n’a enfin tout au plus que trois pieds deux à trois pouces de hauteur. Quand à ses longs pieds, que l’auteur compare à ceux des oiseaux de rivage, il n’est pas le seul oiseau de proie dont le tarse soit aussi long, car les éperviers, proportionnellement à leur taille, l’ont au moins de la même longueur; et il est absolument faux que la jambe de cet oiseau soit dégarnie de plumes un peu au-dessus du genou[15]. Tout au contraire, les plumes des jambes descendent un peu sur le devant du tarse. Au reste, cet oiseau est si mal figuré dans les planches enluminées de Buffon, No. 721, qu’il est impossible de le reconnoître dans ce portrait peu fidèle, tant pour ses couleurs que pour sa forme totale. La peau nue qui entoure son œil et la base du bec, n’est pas rouge, comme dans la figure que nous avons citée, mais d’un jaune, plus ou moins orangé; il n’a pas non plus le cou de cigogne qu’on lui prête, et encore moins un bec de gallinacée; et ce n’est pas un vautour, comme le prétend Forster. Il n’a pas enfin la queue fourchue que lui donne Sonnerat, qui en a publié une figure vraiment grotesque dans son Voyage à la nouvelle Guinée, planche 50; on n’a pas oublié dans ce portrait, le caractère du bas de la jambe dégarni de plumes.
Kolbe a confondu cet oiseau avec le pélican: le nom de slang-vreeter (mangeur de serpens), qu’il applique au pélican, est le nom que porte au Cap, dans toute la colonie et chez les Hottentots, l’oiseau dont nous parlons. Les Hollandois l’ont nommé ensuite secretaris (secrétaire), par comparaison avec leurs écrivains de bureau, qui généralement ont l’habitude de ficher leurs plumes dans leur perruque derrière l’oreille, et dont celles de la huppe de cet oiseau rappellent l’idée. Vosmaer l’a nommé sagitaire, et d’autres enfin messager, par rapport à la vîtesse de sa course. Quant à moi, je lui conserverai son véritable nom, qui lui convient mieux; car enfin ce n’est pas un secrétaire, ni un sagitaire, et encore moins un messager; mais c’est un mangeur de serpens.
Cet oiseau est caractérisé, par un bec crochu et fort comme celui des aigles; par un long tarse; par une touffe de plumes inégales, qui lui forme, sur le derrière du cou, une espèce de crinière pendante, qu’il peut hérisser à volonté; et enfin par une queue très-étagée, dont les deux plumes du milieu sont du double plus longues que les deux suivantes, et traînent à terre pour peu que l’oiseau les tienne obliquement. L’œil est d’une couleur grisâtre; il est très-ouvert et garni d’un sourcil de cils noirs. La bouche est grande et fendue jusque passé les yeux; la gorge, fort ample, est susceptible d’une très-grande extension, ainsi que la peau du cou. Le jabot est d’une ampleur considérable, et contient une quantité prodigieuse de nourriture.
Le plumage du Mangeur de serpens mâle, lorsqu’il est parvenu dans son état parfait, est, sur la tête, le cou, la poitrine et généralement tout le manteau, d’une couleur gris bleuâtre, nuée plus ou moins d’une légère teinte de brun-roux sur les couvertures des aîles; les grandes pennes sont noires. La gorge, ainsi que les plumes qui couvrent le sternum, sont blanches, et celles du dessous de la queue sont d’un blanc sali de roussâtre; le bas-ventre est noir, mêlé et comme rayé de roux ou de blanc; les jambes, enfin, sont couvertes de plumes d’un beau noir, rayé imperceptiblement de brun; vers le talon, cette rayure prend un ton plus blanchâtre. La base du bec et la peau nue des yeux sont d’une couleur jaune, plus orangée au-dessus de l’œil. Le bec est couleur de corne noirâtre, ainsi que les ongles, qui sont courts et émoussés. Les doigts, très-épais, sont, ainsi que le tarse, couverts de larges écailles d’un brun jaunâtre. La queue est, comme je l’ai dit, très-étagée; les pennes qui la composent sont, en partie, noires, et prennent toujours plus de gris à mesure qu’elles s’alongent; elles sont de plus toutes terminées de blanc: les deux du milieu, qui dépassent de beaucoup toutes les autres, sont entièrement d’un gris-bleu, nuées de brun vers le bout, où elles portent une tache noire et sont aussi terminées de blanc; mais il arrive quelquefois que ce bout blanc disparoît entièrement, par le frottement qu’elles éprouvent en traînant souvent à terre. J’ai remarqué encore que ces deux longues plumes se rétrécissoient depuis le croupion jusqu’au milieu de leur longueur, et que de-là elles prennent, au contraire, toujours plus de largeur jusqu’au bout. La huppe de cet oiseau est composée de dix plumes très-apparentes; elles ne naissent point sans ordre, mais sont implantées deux à deux: les plus courtes étant placées sur le haut du cou et les longues plus bas; elles occupent ensemble un espace de plus de quatre pouces: les plus grandes sont noires, principalement à leurs extrémités extérieures; d’autres sont mélangées de gris et de noir; toutes sont étroitement ébarbées à leur naissance, et s’élargissent toujours davantage; enfin, elles ont absolument la forme d’une massue, et jouent au gré des vents et au moindre mouvement que fait l’oiseau, qui a aussi la faculté de les redresser à volonté.
La femelle diffère du mâle par sa couleur grise, moins nuancée de brun; par sa huppe moins longue et plus mêlée de gris; par son bas-ventre, qui est blanc, et par les plumes de ses jambes qui sont plus traversées de rayures brunes ou blanches, et enfin par les deux plumes moins longues du milieu de la queue.
Dans le premier âge, le gris est nuancé d’une forte teinte roussâtre; chaque plume des jambes est terminée par un liséré blanc, et le bas-ventre est entièrement blanc. La huppe est non-seulement courte, mais tout à fait d’un gris roussâtre, et les deux plumes du milieu de la queue ne s’étendent pas plus loin que les autres. Les proéminences osseuses des aîles ne paroissent pas du tout dans le jeune âge. Dans l’oiseau adulte, il faut soulever l’aîle pour les sentir, et elles ne sont absolument que des apophises du métacarpe.
DES AUTOURS.