La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE X
« AU REVOIR, GARÇON! »
— Mais votre voyage à Eagle?
— Qui demande votre âge?
— Vous assuriez que vous aviez quelqu'un à rencontrer.
— La belle affaire! J'allais voir un sacré cher individu que j'aime, c'est entendu. Je l'aime, c'est sûr, mais il attendra. Croyez-vous que je sois un type à laisser les copains dans la peine?
« Je sais, vous allez me jurer que vous n'êtes pas dans la peine. Par Dieu! on connaît votre orgueil! Mais je suis né avant vous, n'est-ce pas? et pour l'orgueil, j'en ai deux onces de plus que vous. Tous les mêmes, ces apprentis! Ça veut apprendre aux poules comment on fait les œufs! Misère! »
Et Gregory Land crache dans le foyer, puis il se baisse, prend une braise qu'il fait sauter dans sa paume et la place ensuite sur le fourneau de sa pipe.
Depuis trois semaines la discussion dure entre Hurricane et lui, Hurricane déclarant qu'il peut se passer de ses services, Gregory s'obstinant à les offrir.
Celui-ci s'est installé au chevet de son camarade et le soigne comme une dame de la Croix-Rouge — une dame de la Croix-Rouge qui jurerait chaque trois mots et qui aurait des manières un peu vives, cela s'entend.
Un Indien Cree, que Gregory surnomme Billikins — à cause peut-être de son impassibilité — est son coadjuteur. Mais le coadjuteur vaut mieux que l'évêque, heureusement!
Billikins est la patience attentive. Il a des doigts légers comme ceux d'une femme. De plus, il sait certains secrets qu'il tient de sa tribu, secrets guérisseurs de blessures.
La fièvre tombée. Hurricane, le bras en écharpe, se promène dans la cabane.
Hurricane-chien est gravement assis sur son derrière. Une oreille debout, l'autre couchée, il a sa gueule de travers qui semble rigoler.
Véritablement, la dispute des hommes l'amuse.
Hurricane répète :
— Mais votre voyage à Eagle?
Le postier bondit.
— Allez-vous me fiche la paix, hein? Si je vous gêne, on le dit, je boucle et je m'en vais. Dio! Madonna! Devil! Demonio! Caraco! Tous pareils. Quand ils ont besoin de vous, ils geignent : « mon petit Gregory par-ci, mon bon copain par-là! » Je t'en f… moi, des petits et des bons! Puis ffutt… ils vous flanquent à la porte comme un propre à rien. Eh bien! moi! je ne m'en irai pas. Je suis bien ici, j'y reste.
Pour prouver sa prise de possession, il s'installe et allonge ses jambes, si bien qu'il envoie promener la poêle à frire et le maïs dans le feu.
Hurricane-chien trouve cela de plus en plus drôle. Ses yeux pétillent et il tire la langue qu'il laisse pendre comme une loque.
Billikins, accroupi, l'esprit ailleurs, semble un dieu inconnu planant au-dessus des contingences humaines.
Un matin, Hurricane s'éveille ; les chiens, dans la cour, mènent un concert auquel se mêle la voix de Gregory.
— Ici, Tempest! Ici, Floch! Sacrés mauvais garçons!
Et la lanière de cariboo se déroule et claque, non pour battre les bêtes, mais pour les rassembler.
Sur le seuil, les mains aux poches, Hurricane regarde.
Le postier se retourne.
— Ah! vous voilà, vous. Eh bien! soyez heureux, je m'en vais… Vous n'avez plus besoin de moi, je suppose, vous pouvez tenir le biberon à deux mains, baby. Alors au revoir, garçon, bonne chance ; moi, je reprends ma route. Ça gèle dur? Le trail sera meilleur. Le froid n'a pas de prise sur ma carcasse. Elle en a vu d'autres, la pauvre vieille, allez!
« Enfin, vous voilà sur vos pattes, c'est l'essentiel. Sur vos pattes, c'est une façon de parler. Je ne dis pas que vous pourriez, ce soir, vous mesurer avec Bobby-le-Rouge, mais votre épaule est solide, rien de brisé, les tissus se referont tout seuls. Le reste viendra. Le reste, j'entends la boxe, le tonnerre du diable, quoi!… Je bafouille… cela n'a pas d'importance.
« Soixante jours pour la descente, huit jours de repos, soixante étapes pour la remontée, cher garçon, je vous apporterai des nouvelles de votre belle dans neuf semaines, à moins que mes chiens et moi ne laissions nos os au fond de quelque passe. »
Et le postier parle, parle avec la volubilité d'un homme que la solitude attend. De plus, il ne veut point montrer à son copain son regret de devoir le quitter.
Gregory Land, rude Yukoner, a une âme sentimentale qu'il cache sous des manières bourrues. Il est aimable à la façon des ours. Sa main s'abat sur l'épaule de son ami. Hurricane retient un cri.
— La belle brute que je fais, grogne le postier.
Pour prouver son courage, l'autre mate sa douleur, tend la main encore invalide à son ami et celui-ci, sans y prendre garde, la secoue avec énergie, tandis qu'il répète :
— La belle brute que je fais!
Si bien que la grimace d'Hurricane se change en sourire et que le postier s'aperçoit enfin de sa maladresse… Il rogne ferme et s'en prend à ses chiens qu'il abreuve d'injures, et Dieu sait si le répertoire de Gregory est varié.
— Vous me croyez donc impotent? fait Hurricane. Mon bras est solide, ma main souple, mes doigts agiles, je puis même écrire…
Gregory hausse les épaules.
— La preuve? tenez.
Hurricane tend une lettre au postier, tout en lui chuchotant à l'oreille :
— Je vous la recommande, old chap.
Gregory regarde son ami. Il a surpris une pointe d'émotion dans la voix ; les doigts tremblent légèrement qui tiennent la fragile enveloppe… Ses yeux fixent les prunelles du garçon qui ne cillent pas.
Le visage du postier s'éclaire. Il y a de la loyauté dans ce regard. Il est heureux évidemment et dit pour lui-même :
— Je ne m'étais pas trompé.
Il ouvre sa veste de cuir, prend la lettre et la dépose soigneusement dans son portefeuille en disant :
— Je la mettrai moi-même à Dawson. Soyez sans inquiétude.
— Merci.
Les cœurs des hommes du Grand Nord n'ont pas besoin de longues formules pour se connaître. Un mot suffit qui cimente deux amitiés contre lesquelles toutes les forces de l'hypocrisie humaine ne prévaudront jamais…
— Allons, garçons, debout.
Traînant ses mocassins dont les lanières pendent, Billikins traverse la cour, ouvre la porte. Le traîneau décrit une courbe. Gregory Land excite ses bêtes d'un claquement de langue… et saute sur la taku.
Comme le team va franchir le seuil, Gregory se retourne :
— A propos, cher garçon, j'oubliais… Vous savez, la concession de cette sacrée canaille de Pipo Malatesta, eh bien! elle est à vous. Vous trouverez les papiers en règle sur votre table… Good luck, fellow.
Avant qu'Hurricane soit revenu de sa stupeur, le traîneau a franchi la porte.
L'homme se précipite. Voyons… c'est fou… il a mal compris… Attendez, que diable! Mais pas un son ne sort de sa gorge que l'émotion contracte.
Là-bas, les chiens tirent, le traîneau glisse et Gregory Land chante à tue-tête…
La voix diminue, diminue… Homme, chiens, traîneau font un trait noir sur la neige bleuie.