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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE XVIII

L'EVEIL DES CHOSES

Au matin, le camp est réveillé par un craquement formidable. C'est le Yukon qui se libère de la prise des glaces.

Sous la poussée invisible des eaux, les blocs cèdent, se heurtent, se chevauchent, se brisent avec fracas.

C'est une ruée d'animaux affolés qui cherchent le salut dans une fuite éperdue.

Bientôt le fleuve est libre et le courant passe avec une vitesse de quinze milles à l'heure ; des rocs, des arbres sont emportés, des hommes aussi qui se sont laissés surprendre.

En quelques heures, l'étiage du fleuve s'élève de seize pieds.

La terre végétale est arrachée. La glace est jaunâtre, l'eau bourbeuse que tachent de clair, par moment, des blocs d'une transparence cristalline. Ceux-ci ont des formes imprévues : les uns sont troués comme une roche spongieuse, d'autres sont des miroirs polis, d'autres dressent des clochetons d'une architecture minutieuse, fouillée comme une pierre gothique. Lorsque les uns et les autres s'entrechoquent, ils se brisent avec un bruit de verre que l'écho répercute, loin, là-bas, par delà les rochers de granit et de schistes.

Seuls les bords conservent une frange de glace dentelée. Les eaux du fleuve courent sur plus de trois mille kilomètres, comme des bêtes heureuses de pouvoir s'ébrouer.

Et les hommes, la joie aux yeux et dans le cœur, contemplent, de la rive, ce spectacle libérateur.

Certes la navigation est encore impossible ; dans huit jours encore elle sera dangereuse ; les arbres flottés, les blocs tourbillonnants interdiront tout passage, puis il faudra lutter contre le courant, éviter les coudes brusques et, de la gaffe, écarter les obstacles surgissant de l'abîme.

Mais qu'importent les périls. Les hommes entendent déjà la voix des mariniers qui, sur les barques de bouleaux, apportent avec eux la vie.

Pour la descente du fleuve, on a préparé les approvisionnements sur les quais de Dawson. Les caisses forment des tours carrées, les sacs s'empilent, thé, café, farine, maïs, légumes, lait condensé : la pâture pour huit mois de vingt mille garçons!

Et les yeux que la neige brûlait s'étonnent maintenant du soleil qui s'attarde.

La double fièvre du travail et du plaisir courbe tous les hommes.

Après huit mois de neige, la terre, la bonne terre a reparu avec des parures nouvelles, mais sous les fleurs aux corolles soyeuses, si l'on grattait le sol, on trouverait, à moins d'un mètre, le noyau de glace.

Elle est là qui guette, sournoise, le moment du retour. Aussi les boys se hâtent de travailler et de jouir.

Tous les creeks sont en effervescence ; les machines tournent à plein rendement et les mains fiévreuses lavent, lavent, lavent de l'or.

Et l'or durement gagné se dépense follement pour un désir à satisfaire, colifichet ou coup de dés.

Le chagrin d'Hurricane est emporté comme les glaces du Yukon.

Dans ce corps jeune d'Anglo-Saxon, la douleur a moins de prise que chez un Latin. Qui dit vieille civilisation dit raffinement. Si l'on goûte mieux, on sent aussi davantage un bruit, une vibration, une odeur, le dessin d'un paysage, une forme imprécise. Et les motifs de joie ou de souffrance se lèvent à l'appel des souvenirs.

Chez un peuple neuf comme le peuple yankee, où se sont fondues et rajeunies cent races diverses, les sensations sont moins vives. Un Français vit de sa douleur, un Américain la mate, ne sachant pas l'extérioriser.

Du reste, la sainte épreuve du travail est une consolation où s'enlisent les pensées moroses.

Le premier dépit passé, avec cette robuste espérance qui est ancrée au fond de tout cœur amoureux, Hurricane s'est mis à l'ouvrage. Sa philosophie est simple. Elle n'a pas écrit, eh bien! elle écrira. C'est pour elle qu'il est ici, pour elle qu'il a souffert des journées angoissantes ; maintenant voici le temps où la moisson est proche. Hardi! un coup de collier.

Le printemps qui pare la terre est en lui ; il le porte sans le savoir comme un dieu invisible et présent. Il ne soupçonne pas sa richesse, mais il prend sa part de bonheur sans la connaître. Il ne sait pas qu'il est poète, mais le soleil qui flambe lui fait chaud dans le cœur ; le soleil qui a chassé les brumes a dépouillé son crâne des mauvaises idées. Le ciel bas? La symphonie blanche et grise? Rien de tout cela. Un ciel lavé où, dans l'azur, courent des nuages ; des peupliers qui se penchent, des bouleaux argentés, des eaux tumultueuses, et l'or, l'or, qui apparaît, grain à grain, sur le fond sombre de la pan, ça, c'est une réalité.

La terre paye. Quoi? Son endurance, sa volonté, son courage? Est-ce qu'il pense à ces choses? Allons donc, la terre paye le sourire de Doll, la poupée blonde.

Et tandis que, d'un mouvement giratoire, il lave son minerai, dans l'eau qui tourne il aperçoit une frimousse rieuse, des yeux aigus qui le regardent ; il s'arrête et, dans l'eau immobile, il voit se préciser l'image.

Oui, c'est elle, la chère chose aimée : elle est là, vivante, les cheveux fous, la bouche gourmande, mais la fixité du regard l'attire et l'étonne à tel point qu'il ne saurait dire si cette fascination provient de l'or du minerai ou de l'or des prunelles.

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