← Retour

La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

16px
100%

CHAPITRE V

BACK HOME IN TENNESSEE

Les chiens courent — six milles à l'heure — sur le trail, qui met une tache grise dans la blancheur immense du paysage : des sapins rabougris, stylisés, les branches roides pleurent des flocons ; quelques bouquets de trembles, des saules.

Gregory Land est assis dans le traîneau, disparaissant sous sa couverture indienne ; seule sa tête sort, hilare :

Il chante :

I'm coming. I'm coming.
For my head is bending low ;
I hear their gentle voices calling
« Old Black Joe ».

Hurricane est à la barre, courant derrière le traîneau, attentif à redresser la ligne ou à retenir l'effort du team qui donne une vive allure.

Las de chanter, Gregory siffle son air. Le sifflet excite les bêtes qui tirent sur leurs harnais de toute la force de leurs muscles ; les ongles durs griffent la terre gelée ; quelquefois une bête patine, tombe sur les genoux, un coup de rein la relève.

Les chiens sont attelés à la manière indienne ; le team a la forme d'un éventail qui se replie aux virages. Le leader seul est devant, le museau ras du sol, cherchant sa route.

Une chape grise écrase la terre ; le soleil s'est montré juste trente minutes pour rappeler qu'il existait, une boule safran, sans un rayon ; puis le crépuscule est tombé.

Les arbres ont l'air de fantômes qui regardent impassibles la vaine agitation de ces êtres qui vivent : sept bêtes, deux hommes, perdus sous le cercle polaire.

Puis l'aspect change ; des monts escarpés accompagnent la piste.

Hell's mount, annonce Gregory qui, aussitôt, commence une nouvelle chanson :

Back Home in Tennessee…

Mais il s'interrompt au premier vers. D'un geste brusque, il rejette sa couverture et, en pleine vitesse, il saute en jurant :

— Sacrés mille diables, attention, garçon! Vous ne voyez donc pas? La piste est coupée.

Tandis qu'il parle, il saisit un côté du traîneau et, d'un effort fantastique, il le fait virer ; les chiens, d'instinct, ont senti le danger ; ils freinent ; l'avant du traîneau heurte deux bêtes qui hurlent.

Hurricane est cramponné à la barre.

Hommes et bêtes s'arrêtent à six pieds de l'abîme.

Ils ont quitté la bonne route et suivi un faux trail.

Pourquoi cette mauvaise piste? Pour qui?

— Les cochons! les cochons! grommelle Gregory… tout en visitant les pattes de ses chiens.

— Ici, Boby! La paix, Chappy… Boby, mon fils, les morceaux sont bons, n'est-ce pas?

Ses doigts tâtent les muscles de la bête qui, reconnaissante, lui donne des coups de langue.

Le postier se relève, jette un coup d'œil à l'abîme, fait jouer ses poumons, respire fortement et dit :

— Nous l'avons échappé belle, savez-vous, garçon?

Hurricane, nouveau venu sur les Terres du Nord, ne conçoit pas le péril auquel il vient d'échapper.

Gregory, à quatre pattes, flaire comme un animal ; il prend des poignées de neige qu'il pulvérise dans ses doigts. Il fait claquer sa langue :

— Le coup n'était pas monté pour nous… Attendez, camarade.

Et, avant qu'Hurricane ait eu le temps d'intervenir, il saute dans la cassure et bondit de rochers en rochers, s'agrippant aux troncs de sapins, s'aidant aux branches, glissant, se relevant, roulant.

Hurricane, penché sur l'abîme, le voit tout à coup disparaître.

Sans un cri, sans une hésitation, après avoir dénoué ses raquettes, il s'élance à son tour sur les traces du postier.

La descente est pénible. Les mains en sang, le visage griffé, les genoux à nu, il arrive enfin au fond du gouffre.

C'est un couloir entre le granit à pic des hautes murailles. A gauche et à droite un passage étranglé, où, à la belle saison, doivent s'engouffrer les eaux.

Gregory Land est accroupi dans la neige. Au bruit, il se retourne.

— Ah! vous voilà… c'est du beau travail.

— Qu'est-ce qui est du beau travail?

Gregory se recule et Hurricane aperçoit, parmi les débris d'un traîneau, le corps d'un homme, gelé à bloc…

Le postier essaye de le soulever, mais en vain. Il se penche à nouveau. Du pouce, il enlève la glace du côté gauche de la figure, parmi les poils de la barbe… Derrière l'oreille, le pouce disparaît :

— Parbleu! je m'en doutais!

Et s'adressant à son compagnon :

— Voyez, il a été « tiré » par derrière… un fameux coup… Pauvre bougre!

Hurricane alors comprend : « l'accident » a été préparé. Une peur rétrospective secoue sa carcasse qui tremble, ses maxillaires se crispent, les veines de ses tempes saillent.

Gregory continue son examen avec le sérieux d'un shérif et la gravité d'un médecin-légiste. La ceinture de l'homme est vide, sauf une montre d'acier chromé que la rouille mord déjà.

Le postier gratte le cuir ; son ongle ramène quelques parcelles de « paie ».

Et l'apprenti mineur se met brusquement à haïr cet or, cet or qui fait se ployer les hommes, l'échine courbée, pour l'arracher à la terre, qui demande jusqu'à l'exaspération la volonté de l'âme matant la chair souffrante ; cet or, qu'est-ce après tout? Moins que rien, un trait jaune qui coiffe l'ongle. Mais n'est-ce pas, si minuscule soit-il, l'orbe montant de quelque astre inconnu. Le vers du poète chante en sa mémoire :

Le désir monte en moi comme un mauvais soleil.

Oui, mauvais soleil, mauvais désir, qui font se ruer les foules et placent l'homme guettant l'homme en embuscade.

Gregory poursuit sa fouille. Il a trouvé sous le gilet un portefeuille ; il l'éventre d'un coup de couteau… Des feuillets tombent avec une photographie… Les feuillets? L'un d'eux dit la joie prochaine du retour après les rudes heures. La maison attend. Elle est là, la maison ; parmi les arbres du jardin, au milieu duquel se trouve une jeune femme au front grave avec, à la main, un gros garçon joufflu aux grands yeux étonnés. Au fond, les yeux rieurs sous des lunettes, une bonne vieille qui tient une gazette sur ses genoux.

« Back home in Tennessee » chantiez-vous, Gregory Land, tout à l'heure… En voilà un qui ne retournera pas au foyer, dont il ne goûtera plus jamais les joies. Les Christmas passeront et la femme inquiète, frissonnant au moindre bruit, espérera vainement contre toute espérance.

C'était pour donner plus de bonheur à ce foyer qu'il était parti plein d'audace. La vision de ce toit, de ces arbres, de ces êtres follement aimés, lui soutenait le cœur contre toute défaillance aux soirs mornes où l'âme est peureuse sous le grand souffle des vents qui descendent du pôle.

Il avait peiné, il avait souffert, pour que vous ayez du mieux-être et il revenait, comptant les étapes, un refrain aux lèvres : « Back home in Tennessee… »

… Et la chanson poursuit :

The roses round the door
Make me love mother more ;
I'll see my sweetheart Flo.
And friends I used to know.
Why, they'll be right there to meet me,
Just imagine how they'll greet me,
When I get back, when I get back to
My home in Tennessee…

La vieille mère, la femme, les amis : la douce vision se dresse debout à l'horizon, sur le trail qui s'étire parmi les abois des chiens.

Plus vite, mes chiens, plus vite, les roses sont autour de la porte. On a paré la maison pour moi, ma mère, ma sweetheart Flo. Quelle belle surprise : « Hello! c'est moi… Back home in Tennessee… »

Homme et bêtes sont joyeux. Un claquement sec, un saut prodigieux dans le vide… Par un trou de huit millimètres l'espoir a fui à jamais.

L'homme est mort en plein rêve.

A-t-il seulement vu venir la mort?


Gregory Land fourre le portefeuille dans sa poitrine. Il secoue la tête en répétant :

— Pauvre bougre!

C'est là son oraison funèbre.


Avec le postier, Hurricane transporte l'homme sur un petit plateau qui domine le lit du torrent ; puis ils recouvrent le corps avec de la neige qu'ils arrosent au fur et à mesure. La neige gèle instantanément, elle est plus dure qu'un roc. Gregory a fait une croix avec deux branches de sapins.

Lorsque le printemps réveillera la nature, que les eaux tumultueuses passeront, peut-être chanteront-elles à une âme errante, pleurant sa peine :

Back home in Tennessee…
Chargement de la publicité...