La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
La Bête Errante
CHAPITRE PREMIER
UN BUVEUR DE LAIT CHEZ LES BUVEURS DE WHISKY
Dawson, au confluent du Yukon et de la Klondyke, à l'extrémité nord du Dominion Canadien. L'hiver qui, pour huit mois, étreint la ville, semble vouloir écraser les maisons. La rafale balaye Front-Street, faisant tourbillonner les flocons et détachant des paquets de neige aux cornes des toits et aux croix de Saint-André où s'accrochent les fils du télégraphe.
Le trait qui indique la rue s'efface et les trottoirs de bois surélevés sont nivelés.
A deux cents mètres, trois carrés lumineux se découpent nettement sur le sol : l'Exchange, le Monte-Carlo, le Green Tree, les bars où s'assemblent les joyeux garçons.
A l'Exchange, l'accordéon gémit et le pas des danseurs martèle le plancher ; au Monte-Carlo, un phonographe criard tourne un fox-trot ; le Green Tree est morne.
L'homme qui chemine bute au rebord du trottoir, perd l'équilibre ; les bras en avant rencontrent la porte qui cède ; il va s'étaler, de tout son long, au milieu de la salle. Des cris partent de tous côtés.
— Pour un soleil, c'est un soleil!
— By Jove! la belle entrée!
— La rampe, mon garçon!
Mais, avec l'homme, la bourrasque est venue. Une buée monte. Les voix redoublent.
— La porte, bon sang, la porte!
— On n'a pas idée, sacré ivrogne de malheur!
Une dancing-girl, croisant son châle sur sa poitrine, a repoussé le battant. L'homme se relève, confus ; d'un geste machinal, il époussète son vêtement, où la glace s'accroche en stalactites, puis il rajuste son bonnet dont les oreillettes pendent, remonte les courroies de ses mocassins, ramasse son sac de toile qui a roulé tout près du poêle et, sans mot dire, il s'accoude au comptoir.
Il n'a pas eu un mot d'excuses. Les Yukoners grognent, tandis que les dés reprennent leurs courses et que les cartons frappent le bois des tables.
— Pour le moins, il aurait pu demander le pardon, mâche Joe Fight, en agitant le cornet de cuir où s'entrechoquent les cubes d'ivoire.
Il annonce :
— Six et trois. A vous, maître.
— Tous les as… Vous avez ma foi raison, Joe.
Une fille, qui surveille le jeu, conseille :
— Laissez donc, un chechaquo encore.
— Raison de plus pour lui apprendre à vivre.
— Tous les six, reprend son partenaire. Vous avez perdu, Joe.
Fight pèse quatre onces d'or que le gagnant enferme dans une pochette faite d'une vessie de porc.
Pat Paterson, le gérant du bar, une splendide brute congestionnée, comme cela se doit lorsqu'on est à la tête d'un saloon comme le Green Tree, s'approche du client avec un mouvement de tête interrogateur.
L'homme, toujours accoudé sur le bois du comptoir, lève les yeux ; ses lèvres bougent imperceptiblement.
— Quoi? grogne Pat, qui n'a pas entendu.
Calme, la voix reprend :
— Un verre de lait.
Pat se fourre le pouce dans l'oreille, qu'il a ratatinée et poilue, et répète, ne pouvant croire à cette énormité :
— De quoi?
— Du lait.
— Du…
Le garçon, l'air timide, insiste :
— Du lait, l, a, i, t. Vous ne comprenez pas, sir?
Habitué à toutes les extravagances, maître Pat se baisse, prend une boîte de lait condensé ; d'un coup de pointe, il fait sauter le couvercle et verse le liquide épais et jaunâtre dans une tasse, puis il l'ébouillante avec de l'eau.
L'air goguenard, il délaie le lait avec une cuillère de fer, qu'il affecte de tenir entre le pouce et l'index, le petit doigt restant dressé, puis, lorsqu'il estime que tout est à point, il pousse le breuvage devant l'homme, en lui demandant d'un air tout à fait innocent :
— Vous faut-il aussi un biberon, monsieur?
Le nouveau venu ne pipe pas ; seules ses épaules se lèvent d'un mouvement brusque qui fait ruisseler à terre les morceaux de glace qui pleurent aux poils de son col de castor.
Les joueurs ont entendu. Les dés s'arrêtent, les cartes restent en suspens.
Au Yukon, on n'aime pas les lâches.
Joe repousse son escabeau et dit :
— J'vais lui donner une leçon.
Il s'avance avec le balancement spécial des cockneys de Londres ; il remonte ses grègues, puis, les paumes ouvertes, un sourire méprisant au coin de la bouche, il s'approche.
Sans mot dire, d'un seul trait, il avale le bol de lait, puis, les joues gonflées, il souffle le liquide au pied de l'inconnu.
Celui-ci ne sourcille pas ; il n'a rien vu, il ne veut rien voir, il appelle simplement :
— Waiter!
Narquois, Pat s'empresse, frottant le bois d'un linge humide.
— Sir?
— Du lait, s'il vous plaît.
Impassible, Pat prépare une nouvelle bolée qu'il replace devant l'homme.
Tous les joueurs, pressentant un drame, s'empressent. Un cercle étroit se rapproche, les femmes montent sur les escabeaux ou sur les tables.
Joe ricane et avance la main.
Mais les doigts n'ont pas touché le bol qu'il reçoit un terrible crochet du gauche à la mâchoire ; le coup l'envoie rouler aux pieds des spectateurs qui reculent d'instinct.
— Un beau coup.
— Mazette, quelle poigne!
— Bien asséné.
Deux camps se forment.
— Parbleu, il l'a pris en traître.
— Joe ne s'attendait pas…
Joe s'y attendait si peu qu'il se relève, furieux, et fait un geste vers sa ceinture, mais la main n'a pas le temps de saisir la crosse du pistolet. L'inconnu est sur lui, le browning au poing. Il ordonne, les dents serrées, mais toujours avec une extrême douceur :
— Hands up! Haut les mains.
Subjugué, l'autre obéit ; alors le chechaquo cueille l'arme et la jette sur le comptoir. Il rengaine la sienne dans son fourreau de cuir.
— Homme contre homme?… Soit.
Et il tombe en garde.
Joe, le fier à bras, Joe, le grand tombeur, voit son autorité en jeu ; il assure ses jambes tandis que, d'un revers de main, il essuie le sang qui coule de sa bouche.
Son adversaire est un gringalet qui a l'air d'un rien du tout, d'un enfant presque, avec ses grands yeux large ouverts. Il ôte posément sa veste, relève les manches de sa chemise sur des bras qui apparaissent nerveux, et, lentement, mathématiquement, avec ordre et précision, comme sur le ring, il se met en garde et attend.
Fight attaque. Alors l'autre change de conduite. Il saute à droite, il s'esquive à gauche, va, court, revient, si bien que Joe place ses poings dans le vide et que l'homme lui fait encaisser des coups durs. Un dernier, bien placé au cœur, envoie Joe s'affaler sur la banquette qui entoure la salle. Les Yukoners trépignent.
— C'est franc jeu.
— C'est du beau travail.
Mais un mot domine, qui doit survivre à l'incident :
— Hurricane! What a Hurricane![1]
[1] Prononcez : Heur-ri-kène.
L'ouragan! Quel ouragan!
Le mot reste, il est repris en chœur :
— Hurricane! Hurricane! Hurrah for Hurricane!
Hurricane sourit doucement, écarte du geste la foule qui l'entoure et, rabattant les manches de sa chemise, il appelle Pat Paterson qui s'approche, obséquieux.
— Du lait pour moi.
— Well, sir.
Hurricane ajoute, désignant du menton Joe, auprès duquel on s'empresse :
— Un scotch whisky pour lui.