La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXXIX
LA FORTUNE QUI VIENT
Des étoiles s'attardent dans le ciel. Hurricane, à cheval, traverse l'unique rue d'Alleghany. A droite et à gauche, les maisons de bois sont closes, les hauts sapins veillent sur la pente du mont.
Tout de suite, c'est la piste qui descend en lacets vers Nevada-City, à travers la Sierra.
La Sierra redoutable en hiver et pleine de mystères dans cette nuit d'été!
Les bêtes de l'ombre regagnent leur tanière. Proche, un coyote aboie ; les arbres mettent une tache sombre dans l'ombre qui bleuit.
Broutant, des lapins, par centaines. Le cheval hésite avant de poser son sabot. Parfois il glisse, les jarrets arrière repliés, les pattes de devant raides.
Hurricane le remet en ligne, mais l'animal inquiet a l'oreille bougeuse.
Le sentier tourne et remonte, dominant le ravin dont les parois verticales s'enfoncent à six cents pieds.
Un rocher, sous lequel une source jaillit. La terre crache l'eau qui décrit une courbe et, par dessus cavalier et monture, se jette dans le gouffre en grondant.
De guingois, un poteau avec une planche clouée. Sur la planche, l'homme pourrait lire : « Ici, Williams C. Work, n'ayant pas pris garde, est tombé avec son attelage de bœufs. »
Mais Hurricane passe, insoucieux. Une vallée s'offre, c'est vers elle qu'il va dans une chevauchée véritablement fantastique. Le spectacle est hallucinant. De tous côtés se dressent des mâts porteurs de moignons informes : c'est la forêt dépouillée par la mort, où le vent lui-même arrête sa course.
Les vieux solitaires sont encore debout, l'écorce mangée, le tronc crevé ; par plaques des lambeaux pendent comme des croûtes soulevées ; des branches se tordent comme si elles avaient conservé la forme de la flamme.
Le feu a passé là, le feu qui, durant des semaines, a couvé, jetant au ciel une fumée âcre et basse, puis les flammes ont jailli et la torche gigantesque a brûlé, très haut, très droite, implacable et dévorante.
Des fougères naissantes essayent de reconstituer la vie.
Hurricane presse les flancs de sa monture dont la robe se plisse et frémit. Enfin, ils s'évadent de cet enfer, c'est une remontée vers l'espérance.
Soudain, du haut du col, par-dessus les cimes de la Sierra, Hurricane voit le soleil se lever.
A gauche, on aperçoit, très nette, la ligne de la montagne à deux milles là-bas, mais la vallée est pleine d'une brume violette, qui devient mauve tendre et puis lilas.
L'astre rayonne, chassant devant lui les dernières ombres de la nuit et, pour saluer sa gloire, un oiseau, comme suspendu à un fil invisible plane et pépie. Pour le remercier, un rayon joue sur son plumage bleu.
Hurricane, joyeux, pousse un cri. Le cheval hennit. L'homme pousse de l'éperon la bête qui part dans un galop plein de lumière.
Au troisième col, le plus élevé, ils s'arrêtent. Le cheval secoue sa crinière, ses jarrets tremblent de la course fournie. Le cavalier se dresse sur ses étriers, un air vif fouette son visage. Les monts, fouillés par la folie des hommes, montrent de larges plaies blanches par où l'or a saigné.
Le lac Weber étale ses eaux vertes dans un cratère mort.
Derrière la ligne d'horizon court le South Pacific Railroad, où la vie accroche ses villes : Cisco, Emigrant Cap, Blue Canon, Towle, Gold Run, Colfax… C'est à Colfax qu'une voie remonte vers le nord par Grass Valley jusqu'à Nevada-City. Puis la Sierra lui barre la route. La civilisation aboutit à ce cul-de-sac. C'est un petit train campagnard, à la machine vieillotte et vite essoufflée…
C'est par là qu'il est venu, lui, Hurricane, et il pense que c'est par là qu'elle viendra.
Mais de Nevada-City, la route est longue. N'est-ce pas pour la diminuer de moitié qu'il est parti chevauchant?
Et ses yeux, habitués aux pistes, aperçoivent très loin un nuage qui monte. Sans doute aucun, c'est le courrier qui vient. Il dévale à la vitesse de ses huit mustangs. Hurricane pique des deux et court à sa rencontre.
Avec un bruit de ferraille, la voiture arrive jaune et bleue. A chaque cahot on croirait qu'elle va se disloquer et voler en éclat, mais elle tient bon. Les essieux crient, les grelots s'agitent, le fouet claque.
Comme un fou, Hurricane va au-devant des chevaux. Ceux-ci lui passeraient bien sur le ventre si sa bête ne faisait un écart.
Une voix a crié quelque chose… Il y a des jurons, un crissement de frein, les mustangs maintenus s'arrêtent. Une porte s'ouvre et… Gregory Land saute sur la route, en disant :
— Comment êtes-vous, cher garçon?
Et comme Hurricane reste stupéfait, il ajoute :
— Moi, je suis très confortable, je vous remercie…
Une bête bondit aux naseaux du cheval qui se cabre. Un aboi monte : c'est Hurricane-chien qui fait son entrée.
— Mais… finit par articuler le garçon.
— Mais quoi, reprend le postier goguenard. Vous ne m'attendiez pas? Vous n'êtes pas aimable, savez-vous? C'est bien cela, dérangez-vous pour les amis, faites des milliers de milles sur la piste, et jusque dans cette sacrée guimbarde de malheur, au risque de vous rompre les os, voilà l'accueil!
Jusqu'alors le postier n'avait pas quitté la portière. Il s'efface soudain en déclarant :
— Peut-être serez-vous mieux accueillie, miss Flossie…
Dans un rire, la jeune fille met pied à terre et s'élance les deux mains tendues vers son ami.
— Ça sera long ; je vous engage à partir devant avec les bagages ; nous autres nous rallierons toujours…
C'est Gregory qui conseille le conducteur. Celui-ci enveloppe d'un coup de fouet ses chevaux qui prennent le galop. Le bruit de ferraille décroît et meurt. Gregory frotte ses paumes d'un geste énergique :
— Et voilà!
Il est satisfait de son petit effet.
Hurricane vient à lui.
— Comme je suis heureux de vous revoir!
— Il est temps de vous en rendre compte, c'est ce qui s'appelle un sentiment subit.
— Ne le taquinez pas, Gregory, insiste Flossie.
— C'est bon, c'est bon, grogne le maître de poste. Vous voilà dans le camp ennemi, ingrate.
Mais Flo est toute à Hurricane.
— Par où nous sommes venus? Le plus direct, pardienne, de Skagway à Seattle par la British Columbia Coast Service, puis le train de Seattle à Portland, puis de Portland à Roseville à travers les Shastas.
— C'est un record, ajoute Gregory.
— N'en croyez rien, ami.
— Ah! c'est ainsi! Eh bien, Hurricane, cher garçon, je vais vous dire la vérité, moi!
— Gregory, supplie la girl.
— Pas de Gregory. Miss Flossie a battu tous les records de vitesse, parce qu'elle n'a pas attendu votre courrier pour se préparer au départ…
— Quand je vous ai écrit…
Flo baisse la tête comme une enfant prise en faute :
— Je venais déjà vers vous…
— Chère chose…
— Hé là, hé là, fait Gregory.
Hurricane sourit.
D'un air dégagé, le postier lui demande :
— Est-il bon votre cheval?
— Très.
— Je crois que je ne saurais plus me tenir sur ces sacrés animaux. Vous permettez?
Et, sans attendre la réponse, le postier saute en selle.
— Je pense que vous avez des choses à vous dire. Je vous gênerais, n'est-ce pas? Et puis… et puis cela m'horripilerait de rentrer à pied. Au revoir.
Et le postier, joyeux du bon tour, talonne la bête qui file.
Le soir les retrouve autour de la table dans le ranch d'Hurricane. Le postier fume sa pipe en clignotant les paupières. Il profite du silence pour émettre :
— Vrai, vous n'êtes pas curieux, old chap!
— Pourquoi?
— Il me semble que j'aurais déjà demandé à Flossie la raison pour laquelle elle quittait Last Chance… Vous croyez peut-être que c'est pour vos beaux yeux, fat que vous êtes…
Hurricane prend dans ses deux mains la main de la jeune fille et, doucement, il interroge :
— Oui, pourquoi avez-vous fait cela?
Très simplement, elle lui répond :
— Parce que j'ai vendu la mine.
— Vous avez vendu?…
— Oui.
— La mine?
— Oui…
— Dame! vous lui avez laissé tous les pouvoirs, cette enfant ne pouvait s'éterniser dans ce pays du diable.
— Vous avez sûrement bien fait. Je vous approuve.
Un nouveau silence survient que trouble bientôt le postier :
— Quand je vous dis que vous n'êtes pas curieux, non, vrai, vous n'êtes pas curieux.
— Mais?
— Vous ne serez jamais un businessman. Je l'ai toujours déclaré du reste, vous n'y entendez rien. Devinez…
Il tapote sa pipe contre le bois de la table.
— Devinez combien Miss Flossie a vendu votre concession?
— Je ne sais, moi, mille dollars, peut-être… deux…
— Dites donc, Flo, confiez-lui un business.
Le postier jubile, ses paupières se plissent, sa bouche se tord et, quand Hurricane lance : « Cinq mille dollars, hein? » alors il éclate, sa joie est immense. Il se claque la cuisse, cogne la table de coups formidables. Soudain, il s'arrête net, son visage reprend un air glacial, il bourre sa pipe, enfonce le tabac avec son pouce, va au foyer, prend un tison, allume, tire deux ou trois bouffées et laisse tomber froidement :
— Votre mine, on l'a vendue un million de dollars. Flossie, montrez-lui donc le chèque. Vous ne voyez donc pas, il n'a pas encore compris!
Un coup sur la nuque n'eût pas assommé davantage Hurricane.
Un million de dollars. La chose est évidente. La somme est écrite en toutes lettres. Non, il est devenu fou. Tout gire autour de lui, Flossie, la table, Gregory, le chien, le plancher. Une voix répète le chiffre à son oreille : un million de dollars.
Dans un bourdonnement, il entend Flossie qui explique :
— La galerie ne rendait plus, j'ai donné l'ordre de creuser au sommet de la colline… et la paye est venue… un filon merveilleux… Wolf hill.
Hurricane alors se souvient : la prédiction de Billikins, la lutte des loups et des mooses… et le soleil qui s'arrêtait et s'enfonçait dans la terre…
Il tourne machinalement le papier entre ses doigts. Cela vaut un million de dollars! Pas possible! Un million de dollars, de quoi retourner à la Ville, faire mourir de rage les envieux, de dépit la poupée blonde…
A quoi bon? Non, non, cette fortune vient trop tard. Le bonheur n'est pas là.
Un sourire amer coupe ses lèvres.
— Ça vous fait rire, cher garçon…
— Moi? Oui.
Et deux larmes, qu'il ne songe pas à arrêter coulent sur son visage ravagé.