La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXVII
LE VAISSEAU FANTÔME
Au petit matin, une secousse brève, un giclement de vapeur, le battement désespéré des palettes.
— Eh bien, captain, croyez-vous que nous arriverons à Forty-Miles?
Le capitaine jette un regard de côté et, sans répondre, ordonne :
— Machine arrière.
La manœuvre s'opère avec précision. Le steamboat prend du champ et fonce.
Un craquement, l'éperon du bateau brise une légère croûte de glace qui se fendille avant d'éclater.
Les bords du fleuve sont gelés et pourraient déjà supporter le poids d'un homme.
La marche est pénible, mais on avance. Deux milles sont ainsi franchis. Puis le fleuve, grossi par l'apport des torrents, reprend sa course impétueuse.
Des icebergs minuscules processionnent autour de l'Oregon ; le courant les fait tourbillonner, quelques-uns basculent, d'autres heurtent la coque du vaisseau.
Un soleil laiteux monte dans un ciel gris et bas.
La journée coule sans incidents notables.
Les passagers restent dans l'entrepont, autour du poêle que les chechaquos bourrent de branches de sapins.
Seul, sur le pont, Gregory Land se promène à grandes enjambées, une pointe de malice à l'œil.
La descente continue, rapide, sans obstacle.
On n'a pas revu le capitaine.
Le thermomètre marque deux sous zéro. Vers minuit, il saute de vingt-sept degrés, au-dessous naturellement.
Le Yukon court en plaine. Les bords, à nouveau, sont pris. La croûte se reforme que brise péniblement l'étrave.
Et le brouillard monte du fleuve, descend du ciel, à droite, à gauche, devant, derrière, partout, partout. Une chose molle qui étreint.
La navigation devient périlleuse. Les ordres du capitaine partent, mêlés aux jurons des matelots qui courent sur le pont, balançant des falots. La voix de l'homme de sonde jette un chiffre. La sirène hurle sans écho.
Sur la carte, des rochers sont signalés.
— Attention, prenez garde, un demi-degré à droite, bon. Un degré à gauche, bien.
Le Yukon se divise en trois branches à peu près égales.
— Prenez le chenal du milieu.
Entre les récifs, la résistance est plus grande, la gelée a tendu ses réseaux de roc en roc, profitant des bois flottés qui coupent le courant, et le froid, tombe, tombe.
Le steamboat se défend de toute sa puissance, les soutiers jettent des rondins de sapin dans la chaudière, la flamme les éclaire par en dessous. De leurs mains gantées, ils essuient leur front qui ruisselle.
Une fumée épaisse panache la cheminée trapue, le bois de la coque craque, les palettes battent, affolées.
Soudain, un claquement sec : une palette éclate, puis une autre, une autre encore. La roue fait un tiers de tour et s'arrête. La machine souffle, donnant tout son effort ; un demi-tour encore, puis la roue s'immobilise.
Le capitaine jure. Le mécanicien remonte. Il n'y a plus rien à tenter.
Dans le silence de la nuit polaire, le sourd travail des glaces continue, resserrant peu à peu l'étreinte autour du steamboat qui bientôt est pris comme dans un étau.
Ouaté de brumes, l'Oregon se dresse, pareil au navire fantôme du capitaine hollandais.
Pendant huit mois, il montera la garde au milieu du fleuve, attestant l'inanité de l'entêtement des hommes lorsque la nature manifeste sa volonté.
Tous les bruits se sont tus. Un paraphe de fumée s'attarde autour de la cheminée de tôle. Les cris, les appels, les jurons, l'excitation des mariniers sont tombés, rien n'existe devant la force aveugle qui dit : « Je ne veux pas, vous n'irez pas plus loin. »
Les fanaux de position piquent faiblement le brouillard de leurs yeux inutiles.
Le capitaine, ayant accompli son devoir, descend avec ses hommes.
Comme il pose le pied sur la première marche, il entend un grincement de poulie rouillée.
C'est Gregory Land qui rigole.