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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE XX

UNE NOUVELLE ÉTOILE

Passé le 65° de latitude nord, quel peut être l'état d'âme d'un garçon que hante le souci d'une toute petite chose qui est à des milliers de kilomètres dans le Sud, vers la côte californienne? Les images se succèdent comme le déroulement d'un film cinématographique où la raison ne tient aucune place. Les mauvais soucis enténèbrent l'esprit et la jalousie se dresse, comme un sphinx, au sommet du crâne qu'elle enveloppe de ses ailes sombres.

Sous le vernis de la civilisation, la jalousie est, au cœur des hommes, la remontée de l'instinct primitif.

Education, bienséance, science des attitudes, hypocrisie du geste, lois de sauvegarde et de répression, trame compliquée des textes pour la défense de la société, enchevêtrement des paragraphes, Tables des hommes dressées en face des Tables de Dieu.

Le Code et la Bible, interprétation des volontés premières, souci de ce qui est bien, châtiment de ce qui est mal. C'est pourquoi à l'origine des civilisations on trouve la balance. Balance où Osiris pèse les âmes des Bons et des Méchants. Oui, mais il y a le glaive de la loi qui sophistiquera la sentence. Le glaive est d'airain comme celui de Brennus et l'on pèse à faux poids sur tous les degrés du Temple.

La société enveloppe l'homme dans un réseau inextricable. C'est une toile d'araignée. Un la tend, un autre s'y prend. Usages et coutumes. Amour et amour-propre. Dol et vol. Violence aussi. Pour un même fait, décision contraire. Erreur ici, vérité là.

Aujourd'hui arrêté, jugé, condamné, exécuté « au nom de la Loi » ; demain, exalté — mais non ressuscité — au nom d'une loi identique.

Les hommes, parce qu'ils sont des hommes, ont voulu œuvrer à leur image. Ils ont créé « à la manière de… » Gouverner, abêtir, pressurer, châtier, punir des foules, oui ; des sentiments, non.

Chaque fois que l'homme s'est trouvé devant une force de la nature, il est redevenu lui-même, c'est-à-dire la bête ancestrale qui combattait pour vivre et se perpétuer.

Depuis le premier chevreuil abattu, il y a eu le droit et la force.

— Je l'ai tué, il est à moi.

— C'est bon, défends ta proie. Tu as tes poings. J'ai mon bâton.

— Je discute.

— Moi j'assomme.

La possession amène la jalousie et, depuis le commencement des siècles, la bataille dure, les armes ont changé — pas toujours — et les combattants se dressent les uns contre les autres, la face dure, les yeux meurtriers, la Bête des bois frémissante réapparaît. Il n'y a plus de convention qui tienne, d'éducation ou d'instruction qui joue, il n'y a qu'une force aveugle qui se manifeste avec des moyens primitifs.

Hurricane-chien pousse un gémissement, puis son regard mouillé se pose sur son maître.

— Eh bien! tu n'y penses plus, voyons, voilà des heures que tu as la tête en tes mains, ça n'a pas de raison. Le temps passe, ne reste pas ainsi, et encore si toi seul étais en cause, l'importance serait moindre. Et nous? Tu n'as pas l'air de te douter que mes compagnons et moi crions famine. Un quart de poisson chacun depuis ce matin, c'est peu pour des huskies et des siwashs. On ne travaille pas, c'est vrai, mais on a un estomac tout de même. Dis donc, vieux, si tu laissais là tes lamentations?

Et Hurricane-chien donne des coups de crâne aux genoux de son maître qui, de la main, flatte la bête qui grogne.

— Oui, c'est bon d'être gratté, surtout derrière les oreilles, mais, pour l'instant, écoute le charivari des copains. Ils en font, hein! une sacrée musique. Je te dis : un quart de saumon depuis ce matin. Il est loin, je t'assure. Allons, viens.

Et Hurricane-chien va de la porte à son maître. Il revient, il repart, s'assied sur son arrière-train, regarde.

Enfin, il a été compris. L'homme se dresse. C'est un succès qu'on souligne par deux abois très clairs, auxquels répondent les longs hurlements de la meute.

Le travail est l'âme de la solitude. La pâtée faite et distribuée, il faut songer aux mille besognes quotidiennes qui, en Alaska, prennent une place importante.

Ici, il faut compter sur soi. Si l'on veut se coucher, sur le trail, il faut se construire un abri. Si l'on veut manger, on a sa carabine et la sûreté du coup d'œil. Au camp, les ressources sont meilleures, mais encore ne faut-il rien exagérer. On a le confortable qu'on se donne.

Le store vend des conserves, de la farine, du maïs, du café, du thé, que sais-je? Aux Indiens, on peut acheter du poisson. Mais la machine à fabriquer le thé, à cuire le maïs, n'a pas été inventée et le poisson ne frira pas tout seul dans la poêle.

Secoue-toi, Hurricane, mon garçon. De plus, le printemps n'est pas éternel et les dumps attendent pour qu'on lave la paie.

A Frisco, possible qu'on ait le temps de faire le joli cœur et l'amoureux transi. Ici, pas!

Que dis-tu de ce saumon? Fameux, je m'en doutais. Et cette galette de maïs? Une riche idée de Gregory Land, n'est-ce pas? Est-elle craquante sous la dent, et dorée! Une vraie galette de Christmas. Sans part du pauvre, on mange tout. Et l'arome de ce café, exquis, ma parole, exquis : on en a les narines chatouillées. On ne boit pas le pareil même chez Old poodle dog, le restaurant français de Bush street, à Frisco.

Ce scotch whisky suffirait à te réconcilier avec la vie!

Allons, je t'aime mieux ainsi, camarade. En route.

Et Hurricane, sifflotant, lance d'un geste régulier son minerai dans la sluice-box où l'eau court silencieuse.

Elle emporte le gravier et la terre et, comme l'or est dix-huit fois plus lourd que l'eau, ce soir, avec des lames de caoutchouc, il recueillera aux arêtes de bois la paie, prix de son labeur.

Et sa joie est plus grande d'avoir par la fatigue endormi sa pensée que de sentir, dans son sac de peau, sa fortune augmentée de quelques cent dollars.

Il revient le cœur plus libre et, sur le chemin qui mène à sa maison de bois, il chante, cependant qu'Hurricane-chien gambade autour de lui et participe à la joie de son maître en jappant.

La chanson finie, le garçon parle à l'animal :

— Saute, Hurricane, la vie est belle. Je parle de la vie des chiens, car nous autres… mais cela ne te regarde point. Ce sont choses humaines et nous, les êtres dits supérieurs, nous devons cacher nos sentiments. Toi, tu es heureux, alors tu aboies, tu te roules sur le dos en agitant les pattes. Ah! vieux frère, je t'envie.

« Non, ne crois pas cela. Je ne vais pas recommencer. Je n'ai pas le talent de jouer les Jérémie. Houp là! Saute, plus haut, vas-y. Une course tous deux? Je veux bien. Un, deux, trois, en avant. »

Hurricane et son chien dévalent la pente raide et s'arrêtent ensemble au bas de la colline. Au carrefour, le trail se partage : à gauche Last-Chance, à droite le chemin qui conduit à la frontière yankee.

— Paix, Hurricane, soyons sérieux. Que penserait-on de nous si On nous voyait. Tu vois, j'ai gardé, malgré moi, le respect de la considération! Monsieur « Qu'en dira-t-on? » m'a rendu visite. Mais je te jure, tiens, je te jure du fond du cœur que je m'en f… On est ici chez nous. Les autres, pffutt, comme ce caillou, tu vois.

Et, du pied, il chasse la pierre qui roule et qu'Hurricane-chien attrape et apporte.

— Tu es un bon chien. Je t'aime, toi ; l'autre, tu sais bien, l'autre, eh bien! cela m'est complètement égal.

« Pourquoi tournes-tu ta gueule de travers et clignes-tu un œil? Tu ne me crois pas. Je suis sûr que tu ne me crois pas. Je te répète que je m'en f…

« Allons, viens. Tiens, cette brute de Billikins est rentrée. Parie qu'il est ivre, notre ami!

« Parie pas, tu perdrais! »

Hurricane pousse la porte. Billikins est affalé sur une caisse. Il ne bouge pas.

— Parbleu! il roupille, je te le disais bien. Ivre, ivre-mort! Eh là…

Billikins, au bruit, tourne la tête. Il ne dormait donc pas. Alors, il n'est pas… Mais si, oh! mais si il l'est, à tel point que Billikins s'absorbe dans la contemplation d'un magazine qu'il ne peut comprendre puisqu'il n'a jamais su lire.

Mais il faut croire que la chose l'intéresse, car, gravement, il tourne les pages une à une, après avoir mouillé son pouce ainsi que ferait un enfant.

Il y a des scènes qui le captivent, d'autres sont négligeables. Oh! oh! celle-ci est terrifiante. Un chasseur qui lutte avec un bison : ces hommes blancs sont quelquefois courageux comme des Crees.

Et ces femmes, dommage qu'elles soient si laides. Leurs yeux sont trop grands, leurs lèvres trop soulignées, et leurs cheveux, quelle drôle d'idée de les faire se hérisser comme cela! Il n'y a donc pas de l'huile de phoque pour les graisser, dans ce pays-là?

Hello, fellow!

Hurricane se penche et arrache le magazine des mains de l'Indien effaré. Une figure s'étale provocante au milieu de la page, avec pour titre : « A new star », et pour légende : « Miss Dolly Moore, la créatrice d'une Vie d'artiste, le film qui vient d'obtenir un éclatant succès. »

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