La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXXIII
L'INSTINCT ET L'INTELLIGENCE
Nous courons la piste, Sulpice La Berge et moi, excitant les chiens du fouet et de la voix.
Tempest, libre, est en tête, le cou ployé, le museau ras du sol. Il cherche la bonne route, mais les vents « chinouques », venus de l'ouest, ont tout bouleversé.
Sulpice La Berge est obligé de tracer une voie avec ses raquettes, tandis que je gouverne le traîneau.
Assis à l'arrière, ne souffrant pas trop, heureux de son sort, Hurricane-chien prend une pose hiératique.
Le paysage ne m'intéresse guère : épinettes blanches, baumiers et bouleaux blancs alternent avec les pins et les sapins. Ma pensée est ailleurs.
— Arriverons-nous à temps?
L'interrogation vrille mon crâne qu'une migraine casque lourdement.
Depuis combien de jours le chien a-t-il quitté les hommes?
Qui prédominera, l'instinct ou l'intelligence?
Faut-il suivre la bête errante ou la diriger?
Devons-nous descendre l'Athabasca jusqu'à son embouchure?
Que diable Gregory Land serait-il venu chercher là?
Le plus simple est de croire à une erreur. Le postier s'est « écarté ». L'effroyable mot franco-canadien et l'effroyable chose!
On part à travers la forêt, heureux de vivre, la joie au cœur, les poumons sains, les muscles durs, la winchester sur l'épaule… On va piéger le renard ou le loup, le vison ou la martre.
Des camarades ont laissé des traces de leur passage ; l'écorce de ce liard est entaillée, un cairn de cailloux plats termine ce monticule, on a cassé la branche de ce sapin, elle pend comme une chose inerte ; demain, dans deux jours, dans huit jours, on retrouvera sa route, grâce à cela.
Oui, mais la plaine est monotone, la forêt a des futaies jumelles. La croix gravée sur l'écorce des arbres s'est effacée, la neige et l'ouragan ont nivelé la piste. Par centaines, les branches de sapins sont courbées vers le sol.
Et l'homme tourne en rond au cœur de la forêt. Il cherche posément, patiemment, puis l'heure tombe après d'autres heures ; alors il s'affole, il crie, il appelle, il supplie, l'écho lui ramène sa voix. Personne ne l'entend. Personne ne répond.
Alors cet homme que rien n'a pu abattre, est comme un tout petit enfant. Il gémit et il pleure et des prières oubliées remontent à ses lèvres qui tremblent.
La faim et le froid le tenaillent, tuant sa volonté de vivre.
Un soir, la fatigue le fauche. Il tombe. Il ne se relèvera pas.
Un frisson court dans ma chair.
D'un geste instinctif, je remonte mon col de castor. Non cela n'est pas. Gregory est un vieux coureur de piste. Le maître de poste ne s'est pas « écarté ».
Bien.
Pourquoi le chien est-il parti?
Fugue de bête poussée par l'instinct primitif?
Non, non.
Tempest cherche la bonne route. Il s'arrête, gratte le sol, renifle et repart.
Son maître est en péril.
Je le sens.
Il le sait.
Et le traîneau file à toute vitesse sur une piste de trappeur, l'équipe donne toute sa force, Tempest tout son instinct.
Seule, notre intelligence se tait. Elle ne peut rien en l'occurrence.
Mais l'affreuse pensée veille dans mon cerveau. J'ai la certitude que nous n'arriverons pas ou que nous arriverons trop tard.
Le traîneau du postier gît au fond d'une sombre passe. La glace pourrie a cédé, l'homme et les bêtes ont été engloutis. Seul, le leader est sauf, il erre, il cherche, il vient à nous.
Non. Son maître mort, Tempest ne l'eût pas abandonné!
Alors quoi?
Un bloc qui se détache soudain d'une muraille de basalte et qui écrase les chiens, meurtrit l'homme.
Oui, plutôt. Gregory est vivant, mais il est blessé.
Je vois mon vieux camarade le front ouvert, les jambes écrasées. Il agonise sur la terre gelée. Il meurt lentement loin de tout secours, avec au fond de ses yeux une infinie détresse.
Cette pensée m'obsède… Mon cœur est pris dans un étau et des larmes perlent aux franges de mes cils et glissent sur mes joues. C'est une brûlure douloureuse. Du revers de mon gant, j'essuie mon visage…
— Vous gelez, mon garçon.
C'est Sulpice La Berge qui intervient.
Il me gifle à plusieurs reprises violemment, puis frotte avec énergie mes pommettes et mon nez.
Je sens le picotement de mille aiguilles. C'est la circulation qui revient.
— Abandonnez-moi le « menoire », allez devant.
J'obéis.
La piste est douce, les raquettes glissent. Tempest heureux de m'avoir près de lui, jappe sans cesser cependant de chercher la trace.
Après un espoir insensé, l'abattement revient.
Est-ce la fatigue ou le désespoir qui rend mes jambes molles?
Je ne sais… Elles vont obéissant à des réflexes sans que ma pensée les dirige.
Une certitude s'impose : Gregory est mourant… Gregory est mort.
Après des milles parcourus, je vais trouver, bossuant la neige, des piquets, des cordes, des outils, une bouilloire à thé et, plus loin, une main crispée cherchant à retenir la vie.
Ces quelques épaves attesteront la misère de l'homme que la nature a pris pour le pétrir à nouveau du limon de la terre.
S'il ne reste qu'une chance, je veux la tenter.
Une minute peut être fatale.
Comme s'il comprenait ma pensée, Tempest redouble ses efforts, et les chiens, là-bas, flancs haletants, langue pendante, tirent sur les harnais tendus, cependant que Sulpice La Berge jure comme un démon.
Mais si Gregory est mort?
S'il est mort, je veux le retrouver quand même. J'envelopperai son corps libéré de toute souffrance dans une toile et je l'ensevelirai… et sur son tertre, je planterai une croix dont l'ombre s'agrandira sur la terre blanche du pôle.
— Vous allez comme un fou, cher garçon, ou comme un apprenti, c'est du pareil au même. On aurait bien besoin de faire votre inducation. Vrai, vous n'êtes pas berlandeux. Oui, je sais, copain, mais y a des imites à tout.
« Repos. Fixe. Un coup de fort. Tenez, vous allez vous délécher les babines. »
Et Sulpice La Berge me tend sa gourde après avoir bu lui-même à la régalade une bonne ration d'eau de vie.
Je bois. La réaction produite par l'alcool est rude, j'en reste tout étourdi.
— Quand vous aurez fini de vous dodiner sur une patte, puis sur l'autre patte, tel un héron… Faut dételer d'icite, sans quoi nous aurons du tinton.
Et Sulpice La Berge fait claquer son fouet. L'équipage repart.
Mais nous allons maintenant vent debout, un vent qui tourbillonne et nous lance au visage des paquets de poudrin.
Les chiens aveugles grognent. Sulpice ne décolère pas et jure « le diable et ses morts ».
J'essaye de faire tête, mais il n'est pas possible d'aller plus loin.
Tempest lui-même s'arrête et me regarde, les paupières clignées.
Des Indiens Peau-de-Lièvre, courtois et policés, nous accueillent.
Leur hutte de sapin, après l'épreuve que nous venons de subir, est le Paradis pour nous.
Ils sont doux et timides, parlent peu, mais, lorsqu'ils parlent, ils s'expriment en langage choisi, dans une sorte de sabir où le français a une large part.
Sulpice La Berge fume le tabac du chef sans vergogne ; il profite de son passage pour acheter au plus bas cours un lot de pelleteries, castors, lièvres polaires et renards argentés, qu'on devra de plus lui livrer avant la treizième partie de l'année.
Comme je m'étonne, Sulpice m'explique que les Indiens Peau-de-Lièvre divisent l'année en seize mois, tous placés sous une dénomination naturelle : la neige, la glace, la gelée, le crépuscule, les ténèbres de l'hiver, la lumière de l'été.
Seul, le Soleil n'est pas nommé. Il ne faut pas offenser le Dieu secourable et, pour parler de lui, on emploie des périphrases élogieuses.
Le chef m'a dit :
— La tempête sera courte, le brouillard est tendu sur nos têtes, mais, par-dessus le brouillard, il y a la pureté du ciel. Demain tu pourras partir. Ta route est à l'ouest. Au nord, il n'y a pas d'hommes blancs.
Comment sait-il? Pourquoi à l'ouest?
L'Indien poursuit :
— Des jeunes hommes, qui ont forcé un cariboo, sont arrivés hier par les trois pistes qui mènent au Nord. Ils n'ont rien vu, de même ceux qui sont allés traquer le lynx au sud du lac Colville.
— Ce gas-là est épatrouillant, fait Sulpice La Berge, qui se gave à présent de raisin d'ours aux baies de corail.
Mais, sous la hutte tiède, mon sommeil est troublé par la vision d'un homme qui se débat sous l'emprise d'une étreinte glacée!…