La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXXV
L'AME D'UNE BÊTE
Nous sortons de Dawson par l'Ogilvie bridge et nous délaissons l'Old Ridge Road pour prendre la route que le Gouvernement a taillée au flanc du mont et qui longe le Hunker.
L'interminable Old Ridge Road par où les pionniers sont passés!
Elle paraissait douce à leur espoir, cette montée sans fin, parce qu'elle aboutissait au mirage des mines. De là partaient les pistes qui menaient au Dominion, au Cariboo et, plus loin, aux riches gisements de la Bonanza, de l'Eldorado, de French Hill.
Old Ridge Road! souvenirs d'hier déjà lointains.
Au flanc du mont ouvert saigne une terre rouge, rouge comme le sang des premiers conquérants.
Gregory ne s'est pas attardé à la ville. Il s'est présenté au Post Office où il a reçu des félicitations « pour avoir ramené les sacs de correspondance en péril » (style officiel), mais cela lui importe peu. Il a dit au post-master : « Je vous remercie. » Puis il est parti acheter une nouvelle équipe de chiens.
On lui a offert un remplaçant. Tudieu! la belle colère qui flamba. Ah! il fallait voir le postier! Un remplaçant! On le prenait pour quoi, alors? Fini, claqué, au rebut? Il allait leur montrer qu'il n'était pas une poule mouillée.
En quarante-huit heures, tout était réglé. Les chiens vérifiés, les chargements assurés, les provisions renouvelées… et le signal du départ donné.
En avant.
Hurricane et Flossie sont du voyage. Sulpice La Berge et moi ne pouvons songer à les accompagner. Nos bêtes sont fourbues, elles ont besoin de deux bonnes semaines de repos, avant de reprendre la piste.
A la pensée qu'il va falloir se quitter, au tournant de la route, le cœur se serre. Je tiens pourtant à escorter Gregory jusqu'au bout de la côte à l'endroit où le trail s'enfonce dans la masse chaotique des monts qui, dans une chevauchée fantastique, ferme, tout là-bas, l'horizon.
J'essaye de plaisanter.
— Je vous conseille, Gregory, de prendre, après Forty Miles, une certaine piste qui coupe le Yukon, vous économiserez au moins cinq ou six milles. C'est appréciable.
Flossie sourit, Land fait la grimace.
— Si toutefois vous avez envie de refaire un tour du côté de « chez nous »…
Mais je n'ai pas « la manière », la raillerie tourne court.
On marche en silence, les bêtes vont au pas guidées par Tempest, chien de flèche.
L'instant est pénible, il vaut mieux ne pas se perdre en de vaines formules. Les mots sont incapables de rendre les émotions ressenties.
Le postier est de cet avis.
— Eho! Eha!
Le team s'arrête.
Gregory pose sa main sur mon épaule, sa voix tremble un peu. Il dit simplement :
— Alors, au revoir, cher garçon.
— Oui, c'est cela, au revoir, Gregory.
Un shake hand à Flossie, un autre à Hurricane. Un sourire forcé. Un silence.
— Good luck!
Les trois répondent :
— La même chose pour vous.
Le postier ordonne rudement :
— Go, boys, go.
Les chiens tirent, les guides se tendent, le traîneau file et je reste seul, debout, au milieu du trail. Je les regarde s'éloigner, puis, brusquement, je repars vers la ville. Arrivé à l'endroit où la piste fait un coude, je me retourne une dernière fois. Qu'est-ce que c'est? Un trait mal attaché, probable. Mais non, le postier court. Flossie se penche. Hurricane gesticule.
Je vais reprendre mon chemin.
Soudain un cri s'élève qui me cloue sur place.
— Hello!
Je prends le pas de course.
— Qu'avez-vous? Qu'y a-t-il?
Sans me répondre, Gregory me montre du doigt Tempest qui gît sur le flanc.
— Mon Dieu! il est blessé?
— Rassurez-vous, old chap, il n'est pas blessé…
— Alors, je ne comprends pas…
— C'est facile. Il ne veut pas marcher, voilà tout.
La bête m'aperçoit et se dresse sur ses pattes arrière, son aboi monte clair. Il gratte ma poitrine avec ses pattes de devant.
— Oui, mon vieux, allons, c'est bon, assez, je ne t'avais rien dit. Oui, oui, tu es une brave bête, au revoir, mon vieux. Allons, sois sage.
Le chien, calmé, est immobile ; seule sa queue balaye le sol. Je lui caresse un instant le mufle.
— Bonne chance pour toi aussi.
Je fais trois pas. D'un bond, Tempest me rejoint ; le mouvement a été si brusque que les six premiers chiens ont été renversés ; le leader se démène, furieux ; ses yeux étincellent, sa bouche bave ; il aboie comme un enfant pleure, avec frénésie.
Gregory, pour mettre fin à cette scène, lève le fouet, mais son bras retombe sans avoir châtié. C'est un désordre indescriptible, tous les chiens hurlent. Hurricane veut apaiser Tempest, mais Tempest lui déchire la main.
Alors le postier, de sa gaine de cuir, sort son couteau ; la bête est à nouveau couchée ; l'homme se penche et, d'un coup sec, tranche le cuir.
Etonné, l'animal reste sur place, puis, comme mû par un ressort, il est debout, regarde Gregory, fait quelques pas en rampant. Soudain, il se détend et file éperdument.
Il n'a pas mis vingt secondes pour me rejoindre.
Quelle folie! Il me saute au visage, lèche mes mains, se couche à mes pieds, se relève pour rebondir.
Ma main joue avec une de ses oreilles. Sagement, il goûte la caresse. J'en profite pour le gronder doucement.
— Vous n'êtes pas raisonnable, Tempest… C'est lui votre maître, et non moi… Je vous ai donné à lui, ce que vous faites n'est pas bien. Que va-t-il penser de moi?
De grosses larmes roulent dans les prunelles de la bête, qui accompagne mes paroles d'un gémissement qui va crescendo et se termine par un cri déchirant.
Alors, je me penche et je lui dis :
— Il vous aimait aussi…
Tempest arrête son hurlement et repart vers le groupe des hommes. Il va droit à Gregory qui attelle en flèche Hurricane-chien ; il attire l'attention du postier d'un coup de patte et, lorsque le coureur des bois se retourne, il le regarde fixement dans les yeux, puis, assis sur son derrière, museau levé, il fait trois fois :
— Oua, oua, oua…
Gregory Land connaît l'âme des bêtes. Celle-ci se donne à lui avec reconnaissance. Dans ses bras, il soulève Tempest et le garde un instant sur sa poitrine, puis il lui tapote le crâne et lui dit à mi-voix :
— Allons, va, maintenant.
Le chien revient, sans se hâter, posément ; à mi-chemin, il se retourne ; le postier fait un signe de la main.
— Oua, oua, oua, répond la bête.
Puis, ayant accompli sa mission, au petit trot elle s'amène.
Tous deux nous regardons partir l'équipe qui, derrière un rocher, disparaît bientôt.
Nous restons seuls, Tempest et moi. Enfin, nous regagnons la ville. L'exubérance de Tempest est tombée… On n'entend plus le grelot des bêtes, le silence a repris la terre. Le chien me suit, la tête basse. Dans son âme obscure, monte un regret ou un remords.