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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE XXI

LA RIVIÈRE EMBALLÉE

Billikins, avec la gravité qu'il apporte à ses moindres gestes, plonge dans l'eau du fleuve les peaux de phoque afin de leur redonner de la souplesse. Puis, comme l'hiver a fait craquer maints endroits, avec le sérieux d'une Jenny il coud, rajuste, coupe, rogne ; son aiguille est un os de morse plus effilé qu'une aiguille d'acier. Ensuite l'Indien graisse avec soin les coutures. Sa besogne achevée, il tend les peaux sur la carcasse du canot.

Il en a gardé deux plus petites qu'il gonfle d'air et accroche de chaque côté du kayak pour le maintenir en équilibre.

Billy a l'orgueil de son embarcation. N'est-elle pas la seule qui arbore une véritable voile, cadeau d'un baleinier.

Pour utiliser sa voile, il a planté un mât. Mât et voile ajoutent à l'instabilité de l'esquif, mais cela cause une telle joie au Cree qu'il serait barbare de le désabuser.

Avec méthode, l'Indien embarque des provisions, des ustensiles de ménage, des couvertures, une winchester, de la farine de maïs. Lui-même ficelle, cloue, attache avec une lente minutie qui désespère Hurricane, lequel voudrait être déjà parti.

On confie les chiens à Ralph Monroe. Hurricane-huskie est seul de la partie. Il va de l'Indien à son maître, le museau levé, la queue bougeuse. D'un bond il est à bord.

— Etes-vous prêt, enfin?

— Vous pouvez.

Et le mineur impatient saute dans le kayak.

Il y a des rames, des gaffes, une pagaie.

Billikins, à l'arrière, gouverne. L'embarcation suit un moment le courant, puis doucement, doucement, elle vire et commence à remonter le fleuve, cependant que les camarades poussent des « Hurrah! » sur la rive.

Peu après avoir quitté Last-Chance, la navigation devient délicate ; le courant est dur ; de plus il emporte des bois flottés qu'il lance à une vitesse folle, comme des béliers.

Hurricane, debout, la gaffe au poing, les évite de la façon qu'un picador évite le taureau. Chaque fois la secousse est forte ; le kayak, grâce à ses flotteurs, ne chavire pas.

Sur les conseils de Billikins, on navigue près du bord, où l'eau est plus sage ; mais la dérive entraîne toujours le canot ; il faut sans cesse le ramener en ligne. Malgré tous les efforts, il est parfois happé par le courant qui l'emporte plusieurs centaines de yards en arrière.

Hurricane et Billy s'obstinent.

Hurricane-chien, apeuré, s'est accroupi dans le fond de l'embarcation, la tête dans ses pattes ; l'oreille seule est mobile, inquiète.

De chaque côté du fleuve il y a une chaussée de basalte, puis des falaises de granit où s'accrochent des lichens et des saxifrages. Plus haut, des blocs de glace défilent, escadre blanche que le soleil fait miroiter. On les écarte avec peine.

Un canot de chêne ou de cèdre aurait été disjoint et englouti depuis longtemps. Les peaux du kayak peuvent recevoir des chocs, à la condition toutefois d'éviter les déchirures, et souvent on effleure des roches tapies sous les eaux. Il faut quitter la pagaie pour l'aiguille et réparer le mal. Graisse et résine ne sont pas épargnées.

Dans une crique formée par un coude du fleuve, on s'arrête. Billikins tire le canot pendant qu'Hurricane prépare le thé et que le chien manifeste sa joie d'être en sûreté par des cabrioles sur l'herbe.

L'étape est courte. En avant! Guigne : la pluie. Une pluie torrentielle. Les bords sont marécageux et le kayak s'embourbe. Billikins, à regret, replie sa voile qui tombe comme une aile cassée. On rame sur place sans avancer. Enfin on réussit à gagner le milieu du fleuve. Le courant est brisé par des îles et des roches à fleur d'eau ; c'est un fouillis d'herbes, de bois flottés, d'icebergs en miniature. La barque tourne sur elle-même, puis elle est relancée en avant, le fleuve l'entraîne. A force de ramer, on reprend l'avantage. Les îles passées, il est prudent de reprendre la côte, mais là, un couloir de roches schisteuses se présente, où les eaux mugissent. Billy et Hurricane sautent sur les rochers. Avec peine ils se maintiennent ; les pieds glissent, la main n'a pas de point d'appui sur la surface lisse ; péniblement, mètre par mètre, les deux hommes halent le canot jusqu'à la sortie du mauvais passage. Alors, harassés, exténués, meurtris, ils ancrent l'embarcation et, sans manger, ils s'abritent au creux d'une falaise noire ; enroulés dans leur couverture, ils dorment d'un sommeil de plomb, sans s'importuner de l'averse oblique qui tombe, inlassable.

Et le lendemain, à l'aube, on recommence. Trois jours la pluie fait rage, trois jours les compagnons tenaces vont. Au midi du quatrième, un vent favorable s'élève. Billy redresse sa voile et le canot file, léger comme un martin-pêcheur.

Le soir du seizième jour, tandis que le soleil tache de pourpre Moose-hide, les voyageurs voient enfin surgir la ville.

C'est d'abord Klondyke-city, puis West-Dawson, enfin la ligne des docks, les quais où sont amarrés huit ou dix steamers, des chalands, des embarcations de toutes formes, depuis le kayak de peau des Crees, jusqu'aux canots en écorce de bouleau des Thlinkits, en passant par les très modernes canots automobiles.

Faisant contraste avec le grand silence blanc, la Ville vit d'une vie ardente ; il monte d'elle des clameurs et des cris, des chansons auxquelles se mêle la fiévreuse activité des scieries.

Ici aussi on profite de la belle saison, on travaille, on s'amuse. Les trottoirs de bois de Front-Street sont martelés par les rudes bottes des garçons qui vont aux mines ou en viennent.

Il y a foule dans les saloons qui disparaissent sous les trophées de drapeaux américains et anglais. Le violon pleure, l'accordéon gémit, le banjo s'énerve, et tous ces bruits se fondent dans un bourdonnement immense qui se perd dans le ciel que les fumées des usines salissent.

Et le fleuve traverse la ville, venant du fond des passes mystérieuses où ses eaux noires s'engouffrent en grondant pour s'en aller là-bas, à des milliers de milles, bondissant, joyeux d'être libre, après huit mois de réclusion, apportant sa vie aux quelques centaines de fourmis obstinées qui grattent la terre pour lui arracher un peu d'or.

Le Yukon passe devant la ville comme un dément furieux, méritant bien l'orgueil des Indiens, ses premiers maîtres, qui disaient fièrement aux pionniers : « Nous ne sommes pas des sauvages, nous sommes des Indiens du Yukon. »

Et comme ils connaissent bien leur fleuve, ils l'appellent « la rivière emballée ».

Devant Dawson, c'est une bête qui fuit, sournoise, câline, trompeuse… comme une bête.

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