La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXXVIII
UN SCÉNARIO BIEN RÉGLÉ
Entre Powell et California streets, au sommet de Nob Hill, un immense cube blanc domine San Francisco : c'est le Fairmont Hotel. La lourde masse semble vouloir écraser la ville qui étale à ses pieds ses rues géométriques.
Proche, la China Town fait courir des rampes électriques aux cornes de ses toits ; plus bas, vers Montgomery, le Latin Quarter, ses cafés-chantants, ses bouges, ses tavernes et, par delà Telegraph Hill, le long de la Belt Line le port avance dans la Baie ses quarante jetées où viennent se ranger toutes les marines du monde, les steamers de haut bord qui, franchissant la Golden Gate, vont vers l'Amérique du Sud ou l'Europe, les vapeurs qui viennent de Chine ou du Japon, les goélettes aux fines voilures qui font le trafic des îles, les caboteurs qui remontent les côtes et les barques à pêcher le saumon.
Fanaux des paquebots, rochers vigies, étoiles incertaines mêlent leurs feux aux mille lueurs des villes de la Baie : Richemond, Berkeley, Oakland, Alameda en face ; Sausalito à gauche ; à droite, San Bruno.
C'est une magie de lumière qui, dans la pureté sereine de la nuit, s'élève de la terre vers le firmament où tremblent des yeux d'or.
La Baie, sur plus de 600 kilomètres carrés, étend ses eaux calmes que la brise ride doucement ; là-bas, tout au bout de la cité, derrière les Twin Peaks et Golden Gate Park, la grande houle du Pacifique commence.
Hurricane contemple cette féérie, sa window relevée ; accoudé, il laisse errer sa pensée sur la Ville qui résuma un jour toute espérance.
« The days of 49 ». Le garçon croit entendre Gregory Land décrire la fameuse ruée, l'époque où toutes les terres civilisées envoyaient des chercheurs de fortune, l'île aux Chèvres où les voiliers jetaient l'ancre, les wharfs en bois, les rues boueuses de la ville naissante que l'on pavait avec des sacs pleins de farine et… des fourneaux.
La vie groupée autour de la Plaza Mayor, le théâtre Jenny Lind qui s'enorgueillissait d'une façade en pierres, le théâtre Adelphia où paradaient des histrions français, Klarney, Pacific, Dupont, Montgomery, Commercial streets avec leurs saloons réputés, les Arcades, Belle-Union, Eldorado, Polka, Diana, où l'on jouait un jeu d'enfer et où l'on s'égorgeait plaisamment tous les soirs.
San Francisco qui brûle trois fois et qui trois fois renaît de ses cendres, San Francisco qui garde à l'extrême-pointe du Far West américain la coquetterie d'une fille d'Espagne qui sent le bouge et l'œillet poivré.
L'œil d'Hurricane s'amuse à suivre les gros yeux rouges du ferry-boat, qui laisse sur les flots sombres une traînée pourpre. Flamme des incendies! Sang des conquistadors!
La fièvre bat les tempes de l'homme et courbe son front. Un sang trop riche afflue à son cœur, une angoisse l'étreint. Toute la violence de sa jeunesse monte impétueuse ; la ville s'offre à lui comme une courtisane, un bourdonnement emplit la nuit, c'est le plaisir qui se donne, la joie de vivre et de vivre vite. L'or gagné sur un coup de dé! De combien d'infortunes cette fortune est-elle faite? Sous tous les pavés, sur les eaux mêmes il y a des traces de sang!
Maudit soit le coup de pioche du bûcheron James W. Marshall qui mit à la lumière du jour la première pépite dans la propriété de l'aventurier badois Johan A. Sutter!
Sutter qui mourut pauvre!
Marshall qui mourut fou!
Un double combat se livre dans l'esprit d'Hurricane, les principes du Bien et les forces du Mal s'empoignent et son âme est sur une claie.
Du quartier chinois montent des musiques barbares ; dans Commercial street chaque porte s'ouvre sur des joies illicites ; en bas, dans la grande salle du Fairmont, où le luxe le plus inouï a prodigué les colonnes de marbre, l'or des chapiteaux, le cristal des lustres, des gens festoient et dansent au son d'un orchestre choisi.
L'homme ne sait plus, accablé. Sa tête est vide, il reste longtemps ainsi. Soudain, une sensation de fraîcheur passe sur sa nuque :
— Eh bien! cher, venez-vous?
Et Dolly promène sa main fragile sur le cou robuste du garçon. Les doigts s'attardent, non pour une caresse, mais comme pour puiser l'ardeur de cette force.
— On est si bien ici, regrette Hurricane.
Il attire la jeune femme, passe son bras sous sa taille.
— Voyez comme c'est beau.
Mais Dolly fait une moue désolée :
— Nos invités nous réclament, il faut aller vers eux. Allons, je veux, venez…
Et la petite main donne une pression plus forte. Hurricane se dresse.
— Allez devant, je vous suis.
Dolly, à la porte, se retourne. Elle n'est pas tout à fait certaine de sa puissance. L'ours ne va-t-il pas sortir ses griffes? Elle le menace du doigt :
— Vous serez sage?
L'air est mutin, Hurricane promet.
— C'est juré?
— C'est juré.
— Vous êtes un amour. Dépêchez-vous.
— Je viens.
Devant la glace, Hurricane essaye d'enclore son cou dans un faux-col dur. Cette étreinte à laquelle il n'est plus habitué, le gêne horriblement. Et le smoking?
Il fait jouer ses bras, ses gestes lui paraissent gauches et courts… Enfin, il a promis… Un dernier regard : le miroir lui renvoie l'image d'un grand diable navré. Mais un sourire reparaît : une idée qui lui vient, tout à coup, et qui lui redonne sa gaîté.
— Si Gregory me voyait, il en ferait une tête!
Et il descend.
Un groupe environne Dolly, maîtresse adulée, Dolly rieuse, très femme, très blonde, reine pour une nuit.
Elle caquette parmi les hommes :
— Et votre ours?
— Enchaîné.
— Bourru toujours?
— Maté.
La jeune femme a prononcé le mot avec un mouvement qui lui a tiré les lèvres. On sent une volonté qui s'essaye, une faiblesse qui ruse avant de triompher.
— Bravo, Dolly.
— Dolly dompteuse.
— Le joli film!
— N'est-ce pas? J'y ai déjà songé.
C'est un mensonge, mais il prend corps aussitôt avec cette sagacité et cette promptitude si féminines.
Elle explique même le scénario, elle invente au fur et à mesure qu'elle parle, mais, peu à peu, son rêve se concrétise, elle voit ce qu'elle dit, c'est une réalité.
— Oui, une brute farouche ayant toujours vécu dans un milieu barbare.
— Un aventurier.
— Si vous voulez, un aventurier, un outlaw traqué par la justice, qui fait fortune au pays de l'or et qui revient riche, fabuleusement. La richesse efface les tares. Il revient, mais il faut le dégrossir…
— En somme, c'est un ours mal léché.
Le rire de Dolly s'égrène.
— … qu'il s'agit d'apprivoiser.
— Ces deux petites mains s'en chargent.
— Ne trouvez-vous pas la brute… exagérée?
— Non, non, il faut cela pour donner plus de contraste…
— Mais si la brute se défend?
— Ça ne sera que plus pittoresque, il y aura bataille… cela fera très bien.
— Croyez-vous?
— J'en suis sûre.
Une voix terriblement tranquille interroge :
— Vous en êtes si sûre que cela?
Dolly se retourne tout d'une pièce et aperçoit, debout sur les marches de l'escalier, Hurricane immobile, correct, glacé. Un rictus tord sa bouche qui tremble par secousses brèves ; les lèvres s'écartent et demandent :
— Et si la « brute » ne veut pas?
Le plus simple pour Dolly serait d'avouer la plaisanterie, le jeu sans importance, mais elle croirait s'humilier devant ses camarades. Elle se dresse, agressive, jouant sa plus belle carte sur un coup, quitte ou double. Dans ses yeux passe sa séduction — toute sa force — mais l'emprise ne se fait pas. Le regard d'Hurricane est mort.
Pour le coup, c'est une offense mortelle. Sa dignité, sa réputation sont en jeu. Elle dit, impertinente :
— Cher, il faudrait changer vos manières, nous ne sommes pas ici en Alaska…
— Et s'il ne me plaît pas, à moi? reprend la même voix placide.
Ce calme bouleverse la jeune femme. Un éclat la justifierait aux yeux de tous.
L'homme poursuit :
— En Alaska? Oui, j'y suis allé, pour vous. Pour vous j'ai souffert mille peines, j'ai connu les désespoirs qui déchirent l'âme, les maux qui déchirent la chair, vous êtes bien venue à me reprocher la vie que vous m'avez faite. L'or je ne l'ai pas désiré pour moi, mais pour vous.
La voix s'est échauffée, les mots âpres fouettent Dolly qui perd toute retenue ; les gros mots arrivent, irréparables.
Hurricane a pâli, le sang a quitté son visage ; il chancelle ; personne n'a vu la crispation de ses mains. Un jeune fat intervient :
— Laissez, chère amie, ne vous commettez pas…
Ah! l'heureuse diversion!
La phrase reste inachevée, la main d'Hurricane s'est ouverte et s'est abattue sur la joue du garçon qui roule à trois pas.
Le coup a détendu les nerfs d'Hurricane qui a repris possession de ses moyens. A la bonne heure, celui-là est arrivé à temps. Quelques hommes l'entourent, menaçants.
— Comment, la leçon ne suffit pas? Vous voulez votre tour? Bien. A votre service.
D'un coup de pouce, il fait sauter le faux-col qui l'étrangle. Enfin, il respire librement. Une meute s'accroche à lui ; les poings en avant, il fonce, il cogne, il rue, puis il se secoue pareil au sanglier qu'une grappe de chiens tenaille. Ses terribles moulinets ont fait le vide.
Ils sont dix qui reviennent en ligne. Il en saisit deux au collet, les heurte l'un contre l'autre. Il ouvre les mains, deux loques s'effondrent.
Un mot jaillit pareil à celui d'autrefois dans le saloon de Dawson :
— Hurricane! What a hurricane!
— Oui, Hurricane, c'est moi, l'ouragan qui balaye votre inutilité, l'ouragan qui chasse votre couardise et votre hypocrisie. Ah! pour Dieu! on ne respirait plus ici. Heureux que je sois là ; hein!
Chaque mot est scandé d'un coup, d'un coup qui porte.
Dans la salle c'est une folie.
Les femmes poussent des cris ; Dolly a pris la sage résolution de s'évanouir. Deux vieilles biques s'empressent auprès d'elle ; des garçons parlent d'aller chercher les policemen ; dans l'autre salle, les musiciens, qui n'ont rien vu, raclent leur violons impitoyables.
Le cercle s'est élargi dont Hurricane est le centre. Le garçon est un peu égratigné, c'est tout. D'un mouvement d'épaule, il remonte son smoking, puis résolument il s'avance. Le cercle s'agrandit encore. Ses yeux cherchent un adversaire, mais nul n'ose l'affronter. Alors, lentement, il passe au milieu de la foule qui s'écarte silencieuse et presque admirative.
Dolly revient à elle. Elle se dresse à demi, cependant qu'Hurricane s'en va. Sur le seuil, il se tourne et l'aperçoit ; il ricane :
— Hello, star! comme scénario, est-ce assez réussi?
« La brute a-t-elle proprement rossé les messieurs bien élevés?
« Dites-moi, suis-je dans le « champ de l'appareil »? Vous comprenez, je tiens à soigner ma sortie! »