← Retour

La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

16px
100%

CHAPITRE XIII

LE MAITRE ET LE SERVITEUR

Le filon de quartz s'amincit, il a tendance à descendre vers la terre, signe qu'il s'appauvrit.

Les essais, du reste, sont moins heureux. Quelques facettes d'or luisent encore dans la pan, mais le métal est moins riche.

Hurricane a donné son effort. Il est à bout de courage. Des fatigues le prennent sans raison. Alors il s'assied sur les dumps, prend sa tête dans ses mains et s'absorbe dans une inactive contemplation.

La solitude ronge le cœur des jeunes hommes. Il a, certes, la compagnie des autres garçons, mais il se sent isolé parmi eux, n'ayant, par goût, aucune tendance pour le jeu ou pour l'ivrognerie.

Et la-bête-qui-trotte-dans-la-cervelle-de-ceux-qui-vivent-seuls commence une ronde inlassable.

Crac, crac, crac, crac, c'est moi qui prends possession de ta pensée. Désormais, je vivrai avec toi comme un hôte que rien ne peut chasser.

Tu ris, tu as une chanson aux lèvres, tu es heureux? Crac, crac, crac, crac, me voici, détends tes lèvres, arrête ta chanson, je suis le malheur et je suis l'ombre. Des êtres te sont chers, allons donc! Il y a beau temps qu'eux t'ont oublié.

Tu trimes? La belle plaisanterie. Echine-toi, si telle est ta fantaisie, poor boy, la ville, là-bas, à des milliers de milles, ne s'importune pas de ta vaillance.

L'or y coule plus qu'ici, et personne, un dollar entre les doigts, ne songe un instant à la destinée de ceux qui peinent un rude labeur pour créer cet or, faiseur de gloire, dispensateur de joies qui se monnayent.

Crac, crac, crac, je gratte, gratte, gratte, je tourne en rond dans la cage étroite de ton cerveau. Qu'elles fuient à jamais les idées, oiselles blanches! Moi je suis noir, tout noir ; esprit des ténèbres, je tisse une toile sombre où se prend toute pensée.

Tu veux endormir ta douleur? Ah! non, pas ça… je promène mes antennes sur tes rêves et les cauchemars se lèvent à mon appel, crac, crac, crac

Gregory Land devrait être là. En effet, voilà déjà dix semaines qu'il a quitté Last Chance. Il devrait être de retour? C'est mon avis, mais il ne viendra pas. Il ne viendra plus. Non, il n'est pas resté à Dawson, il a quitté la ville, il est Dieu sait où? Au diable, peut-être.

Voyons, raisonne, garçon, c'est un habile coureur de piste, il connaît toutes les passes ; s'il n'est pas arrivé, c'est qu'il n'arrivera jamais.

Il portait des lettres?

Ah! c'est ça qui t'intéresse, les lettres? La belle affaire, des nouvelles du monde civilisé. D'abord, puisque tu y tiens tant à ce monde, pourquoi l'as-tu quitté? Que viens-tu faire ici?

Fou, qui te fies à la vertu d'une femme.

La vois-tu, cette femme? Elle est jeune, elle est belle. Une poupée? Justement, mais une poupée n'a que du son pour cervelle.

C'est pour elle que tu es ici? Je le disais bien, tu es un insensé. Tu l'aimais? Alors pourquoi l'as-tu abandonnée? Quelle imprudence, vivre loin de la femme qu'on aime!

Les poupées sont faites pour être cajolées, elles tendent leurs bras pour qu'on les dorlote. Si on les délaisse, d'autres enfants passeront qui feront joujou avec.

Crac, crac, crac, je suis toujours là, tu sais, je ne m'en vais pas. Je me repais du meilleur de toi-même. Pourquoi passes-tu la main sur ton front? Tu crois que tu vas me chasser comme une bête importune? Ce n'est pas dehors que je suis, mais dedans.

Il faudrait cogner ton front sur le granit, ta tête s'ouvrirait comme un fruit mûr, et je serai le dernier à quitter ta demeure. Ma demeure. Il vaut mieux, laisse ton front en paix, tes mains sont inutiles. Pourquoi compriment-elles ton cœur?

« Mon corps a mal à sa belle âme », peste! Cher garçon, tu es orgueilleux. Si belle que cela, ton âme? Allons, montre-la, mets-la à nu. Etale tes qualités, fais la parade. J'écoute. Monte sur un tréteau. Comment? tu croyais que c'était un piédestal? Un tréteau, je te dis, quelques planches assemblées hâtivement. Si tu danses, il s'écroule. Ça ne fait rien, montre, montre, quand même, la marionnette de la vie.

Tu dis : « Je suis jeune, je suis la force, je suis la toute-puissance, je suis le Maître. »

Le Maître? Ah! non, je t'arrête, tu es mon serviteur.

Tu es le lion, je suis le moucheron. Rugis, écarte tes griffes, découvre tes crocs, hérisse ta crinière. Je te pique l'œil, tu pleures ; le naseau, tu grimaces. Vois comme tu es peu de chose.

Tu n'es qu'un homme, c'est-à-dire une bête qui souffre non seulement dans sa chair, mais dans son intelligence.

L'instinct? Tu n'en as pas. Dirige-toi seul dans la forêt, cherche au ciel les étoiles, interroge les bizarres inventions de ton esprit ; la piste n'est plus indiquée, trouve-la sans le secours de tes chiens.

Si Gregory Land est perdu, s'il s'est écarté de sa route, alors les lettres auront disparu avec lui?

Parbleu! c'est l'évidence même. Parmi ces lettres, il y avait une lettre que tu attendais? Je le sais aussi. Regarde ton égoïsme. Il y a des centaines de missives, elles t'importent peu, tu ne songes qu'à celle qui porte ton nom.

Voyons, voyons, ne t'attendris pas sur l'écriture, les majuscules endiablées. Un peu folle, Doll, tu sais…

Malgré le long séjour dans le sac de cuir, tu prétends reconnaître son parfum. Mes compliments. Ton odorat est subtil. Tu baises les feuillets, les mots te grisent. Poète, va! Gargarise-toi de mensonges, viande creuse de l'esprit.

Ne te fâche pas! Mais oui, elle ment parce qu'elle est une femme.

Tu as une poupée « pas comme les autres ». Tant mieux. Sur quel rayon l'as-tu choisie en magasin? Sur quel modèle est-elle créée? Elle dit : « M'amour! chéri! » C'est une fort belle personne. Mais si, fort belle, tu n'en doutes pas, j'espère. Tu hésites? Allons, sors-la, pour la vingtième fois, de ta poche. Entre les feuillets du calepin, la voici. Elle a les cheveux flous malgré le ruban, ses yeux sont rieurs, sa bouche est un écrin de chair. Elle a des fossettes moqueuses, un nez spirituel.

Tourne la page. Elle est là encore, la taille souple sous le sweater ; un bonnet de laine cache sa chevelure toujours rebelle, des frisons passent aux tempes. Ses frêles poignets tiennent la crosse. La ligne est heureuse. Tiens, tiens, qui est-ce ce beau garçon? Son partenaire? Son cousin? Tu crois ça, toi. Son cousin! Laisse-moi rire.

Passe, vite. La voici, rieuse sur le sable de Long Beach ; là, elle est à cheval sous les sequoias millénaires de Santa Barbara. C'est elle encore, fermière pour rire, appuyée contre la barrière de bois ; une graminée à la bouche, elle flatte le mufle blanc de la vache. Tableau champêtre. Dommage qu'il soit « déjà vu ».

Tourne, ami. Un groupe? Où est-elle? Ah! si, la voilà. Tiens, elle s'appuie sur l'épaule de ce garçon que tu t'obstines à appeler son cousin. Tu n'avais jamais remarqué? Mais oui, regarde. C'est le même, le golfer de tout à l'heure.

Ne déchire pas : à quoi bon? une image! Reviens à la première, détaille-la, recommençons : les cheveux flous, les yeux rieurs… tu n'avais pas aperçu cette griffe sous les yeux et ce pli volontaire des deux côtés de la joue. Tu n'avais donc rien vu? Il y a quelque chose de cruel dans ce visage. Ne cache pas avec ton pouce l'inscription, car il y a quelque chose d'écrit, n'est-ce pas? Je ne suis pas indiscret, garde « ta chère petite chose ».

Le doute est en toi, le doute est frère du cafard. Et le cafard, c'est moi, c'est moi, c'est moi, la bête qui ronge, la bête qui tue. Je suis dans ton cerveau comme un ver dans un fruit. Je mangerai le fruit. Il tombera à terre avec un bruit mou.

Mais avant, la folie, qui guette, viendra… Tu casseras ta poupée, tu crèveras ses yeux, tu briseras ses dents, tu disloqueras ses membres. Il ne restera rien que des chiffons épars avec un peu de son. Et tu seras seul, tout seul, comme aujourd'hui. Tout seul, comprends-tu?… Tout seul, sans amour, sans ami.

Alors, moi, je te prendrai.

Chargement de la publicité...