← Retour

La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

16px
100%

CHAPITRE XIV

L'HOMME QUI GUETTE

— Hello, Billikins.

L'Indien s'avance, la démarche chancelante, les paupières lourdes. Le camp a retenti toute la nuit des lamentations de la cérémonie funèbre. Selon la coutume, les parents de l'enfant mort ont dressé un mât en haut duquel étaient accrochés des présents. Mais les présents aujourd'hui ne sont plus des flèches, des harpons, des couteaux, des dépouilles de bêtes : le monde nouveau est représenté par le whisky civilisateur.

Et dame, le whisky, pour des cervelles indiennes!…

Il y a eu des jeunes hommes qui se sont rossés, des chiens battus : les cris se sont mêlés aux prières.

Dans un an, on récitera de nouveau la formule pour ceux qui, cette nuit, étant ivres, ont été surpris par le froid.

Billikins a pris sa part, une part copieuse, mais il sait qu'il ne faut pas tomber en chemin si l'on veut se réveiller au matin.

Il a rallié la hutte d'Hurricane et il s'est affalé dans un coin où il s'est endormi, mêlant ses ronflements aux ronflements du poêle.

— Hello, Billikins!

L'Indien se dresse ; machinalement, il fourre le poing dans son couvre-chef auquel il essaye de faire reprendre sa forme primitive. Il se coiffe ; le melon cabossé laisse passer des mèches plates, lamentables. Hurricane rit.

La langue pâteuse, les lèvres bougeuses, Billikins cherche une phrase, un mot qui ne vient pas. Alors, voyant son compagnon rire, il rit aussi d'un rire qui déchausse ses gencives et montre ses dents en créneaux.

Hello, boy.

Péniblement, il articule :

Hel-lo…

— Sacré froid, hein? Avez-vous vu?

Non, il n'a pas vu. Comment voulez-vous qu'il voit, il était à trois pieds du foyer.

— Le thermomètre est descendu de 18 degrés.

Billikins émet un sifflement admiratif qu'Hurricane prend pour un doute.

— Vous croyez que je plaisante? Tenez, 49 sous zéro. C'est quelque chose.

Billikins s'en fiche littéralement. Il a la bouche malade, l'estomac pas d'aplomb, il y a du bois dans la hutte, on n'aura pas à sortir pour bourrer le poêle… Alors l'Indien se drape, très digne, dans sa couverture et s'accroupit près du poêle, les mains nouées aux tibias.

Hurricane le redresse d'un coup de pied au derrière.

Quoi, qu'est-ce que c'est? Hurricane devient fou. Mais non, le garçon a tout son sérieux.

— Debout, fiston, allons, debout, on part.

Hein? On part! Où ça? La bête folle l'a mordu. N'a-t-il pas dit qu'il y avait 49 sous zéro? Il ne veut pas travailler, je suppose. La terre est trop dure, le pic se briserait comme verre.

Hurricane répond à sa pensée :

— On ne va pas sur le claim. On part. Attelez les chiens.

Et, d'une bourrade, il pousse devant lui l'Indien abasourdi.

L'air ranime Billikins. Il ouvre deux ou trois fois la bouche comme un poisson jeté sur l'herbe ; il a un frisson qui secoue sa carcasse, puis, avec le fatalisme de sa race, il se reprend immédiatement.

Les chiens jappent, voyant les hommes. Ils sautent, bondissent, se roulent sur le sol ; les abois fusent, l'aboi rauque des bâtards, l'aboi clair des huskies. Hurricane-chien gratte de ses pattes les genoux de son maître.

— La paix, oui, on part.

Les hommes tiennent les harnais dans les mains. Les bêtes comprennent. On va quitter le camp, courir sur le trail. La belle aubaine! Et chacun, avec le sens de la hiérarchie qui est propre aux chiens d'Alaska, vient se mettre à la place qui lui est assignée, tendant le dos au harnais qui est sien.

Essayez donc par hasard de mettre le harnais de Chappy à Hurricane, vous entendrez cette musique, et quelle raclée, bon sang!

Are you ready?

Yes.

Good, Ehooô, boys…

— Mais?

— Quoi?

— Les provisions?

— Cela n'a aucune importance. Du thé pour nous, du poisson pour les bêtes.

Si cela suffit à l'homme blanc, cela doit satisfaire l'orgueil cree, et le sifflet de l'Indien coupe l'atmosphère limpide et donne de l'ardeur aux chiens.

Les deux hommes courent derrière le traîneau. C'est Billikins qui tient la barre.

— Coupez à droite. Prenez le fleuve, la piste est bonne.

— La descente?

— Non, la remontée.

Le froid est intense. Des milliers d'aiguilles s'enfoncent sous la peau. Les hommes ont relevé le capuchon de leur parka, mais, par instant, sans arrêter leur course, ils se frottent violemment les joues pour éviter la gelée. Sous leurs moufles, les doigts sont gourds, les articulations craquent.

Sur la rive du fleuve, arbres et rochers portent des traces de gélivure, les écorces ont éclaté, les pierres se sont fendues.

Savez-vous ce que c'est que d'avoir froid dans les poumons? Avoir froid en soi, dans soi ; avoir, sous la peau tannée, sous la peau entraînée, une carcasse qui tremble, le sang qui s'arrête, le cœur qu'une invisible main poigne ; la bête qui vit dans le poignet et dans les tempes respire imperceptiblement, prête à mourir.

Et cependant l'on va, parce que la machine humaine est quelque chose d'admirablement construit ; on va, cependant que le vertige fait des ronds dans la mémoire, que la piste est une courbe, l'horizon une circonférence dont l'équipage est le centre.

Sept chiens? Mais non, ils sont quatorze, vingt, cinquante! Les sapins défilent comme, dans un théâtre pauvre, de pauvres figurants. Ce sont toujours les mêmes qui passent. Ils sont la foule, du moins on en a l'illusion.

Le Yukon, muré sous quatre pieds de glace, n'a plus douze cents mètres : il se divise en plusieurs branches ; les deux bras écartés on toucherait les rives.

Les chiens vont. Le traîneau glisse, les patins taillent la route glacée et crissent. Un sifflement rauque sort de la poitrine de Billikins : c'est l'Indien qui respire.

Les maxillaires sont à ce point contractés que la lame d'un couteau ne passerait pas entre les dents.

Et l'on va parce qu'on a la volonté d'aller.

Halte! A coups de hache, Billikins coupe les quartiers de phoques que les bêtes croquent avec un bruit de noix qu'on brise. Le thé ronronne dans la bouilloire. Le bois humide produit une fumée âcre qui fait tousser l'Indien. Debout sur une hauteur qui domine le Yukon, Hurricane interroge le trail qui se déroule à perte de vue.

Le paysage est figé dans sa splendeur polaire. Rien ne bouge à l'horizon. L'homme s'obstine à guetter l'improbable venue jusqu'à l'heure où le crépuscule descend et, avec lui, tout de suite, une morne nuit sans étoile.

Chargement de la publicité...